Un peu de contexte :
Après la décolonisation française de la péninsule indochinoise et les accords de Genève de 1954, le Laos acquiert sa souveraineté. Cette acquisition donne alors au pays la possibilité de construire son propre nationalisme.
Un élément essentiel à la compréhension de l’identité laotienne est son attachement historique au bouddhisme.
Le bouddhisme se divise en trois grandes écoles implantées dans trois zones géographiques différentes en Asie : l’école Theravâda ou école du Sud, est la plus ancienne et la plus proche du bouddhisme primitif ; l’école Mahayana ou école du Nord, qui s’est développée en Inde puis répandue jusqu’en Chine ; et l’école Vajrayana ou bouddhisme tantrique, particulièrement installée au Tibet. L’école Mahayana se fait appeler « Grand Véhicule », par opposition à l’école Theravâda, qu’elle qualifie de façon péjorative de « Petit Véhicule », soupçonné de ne chercher que le salut individuel.
Au Laos, l’école qui prédomine est l’école Theravâda, inspirée du bouddhisme primitif et proche du « bouddhisme engagé », héritier des luttes d’émancipation nationales birmanes. Son implantation reste plus faible que dans le reste du Sud-Est de l’Asie, et ce, à cause de l’influence chinoise.
À cela s’ajoute un élément de compréhension plus politique, puisque dès le début de l’année 1975, les communistes du Cambodge et de Viêt Nam prennent le pouvoir, entraînant à leur suite les communistes laotiens du Parti révolutionnaire du peuple Lao. En 1986, le congrès du Parti introduit le “Nouveau Mécanisme Économique”, basé sur la décentralisation, l’initiative privée et la vérité des prix ; ce qui, combiné à la chute de l’URSS, contribue à l’installation du capitalisme dans le pays. Toutefois, le Laos reste un pays à parti unique. Cette coloration politique n’entrave pas un certain développement économique dans les années 1990, dans une relative prospérité. Mais si ce développement s’est produit, c’est en partie grâce à l’aide de puissances internationales diverses, dont la Chine.
En effet, le Laos reste relativement peu actif commercialement, du fait d’une faible industrialisation, et de la crise économique asiatique des années 1997-1998 que le pays a subi de plein fouet. Or depuis 2012, le groupe immobilier chinois Wanfeng Real Estate de Shanghaï, construit à la capitale Vientiane la Zone Économique Spéciale (ZES) de That Luang Marsh. Il y est prévu la construction de résidences, hôtels, bureaux, restaurants, parcs, etc.
Que se passe il dans la ZES de That Luang Marsh ?
Outre ces installations, la construction d’un parc à thème pour touristes, en majorité chinois, est prévue depuis fin 2016. Son attraction phare : une statue géante de Bouddha de 100 mètres de haut. Ce projet semble toutefois s’accélérer depuis le 31 août, lorsque le vice-premier ministre du pays, Kikeo Khaykhamphitoun, s’est déplacé jusqu’aux locaux du promoteur pour prendre connaissance des plans lors d’un meeting. À cette occasion, il a exprimé son accord, puisque la presse officielle rapporte que selon lui, cette « représentation gigantesque de Bouddha puisse donner une impulsion au bouddhisme à l’ère de la mondialisation, tout en encourageant le développement économique de la ZES ».
Cependant, le problème n’est pas tant la construction en elle-même mais plutôt la forme que celle-ci va prendre. En effet, lors de sa visite, le vice-premier ministre s’est vu présenter une miniature de la statue ; et c’est bien cela qui cause depuis l’indignation des Laotiens.
En effet, la statue présentée prend la forme d’un bouddha debout, comme le veut la tradition Mahayana chinoise, et non pas assis, suivant la tradition Theravâda laotienne. Cette représentation soulève des critiques de la part de la population, qui estime qu’il s’agit d’une perte de leur souveraineté et de leur culture. Ce mécontentement est exprimé de façon particulièrement fidèle par un rapport du 14 septembre par Radio Free Asia, qui a recueilli les témoignages de nombreux résidents.
Témoignages de résidents et moines recueillis par RFA :
« Ils devraient construire un Bouddha laotien, ou, s’ils veulent le construire comme un symbole de la coopération entre les deux pays, alors qu’ils construisent deux statues de Bouddha – une chinoise et une laotienne côte à côte. S’ils se contentent de construire uniquement celui de la Chine, le Laos perdra la face ».
« With a Chinese-style Buddha, Laos will lose its image and its identity ».
« The Buddha statue should be Lao because it’s in Laos. »
« Personally, I don’t want to see a Chinese Buddha statue in the SEZ in the heart of the capital Vientiane. »
Si la population proteste, c’est qu’il semblerait qu’une telle statue incarne parfaitement le comportement dominant de la Chine dans sa présence au Laos. Une fois construite, le Bouddha serait la troisième plus haute structure à Vientiane, visible de tous et de loin. Ce phare sculpté dépasserait alors le That Luang Stupa, symbole de la culture laotienne ; d’autant plus qu’il doit être construit juste à côté. Cette construction s’érigerait en symbole de l’influence chinoise grandissante durant les 20 dernières années, et de ses conséquences…
Quelles sont les enjeux de cette construction ?
L’influence de la Chine sur le Laos s’est confirmée à mesure que les liens d’investissement et les routes économiques se sont développées entre les deux pays. Le miracle économique chinois semble presque vouloir intégrer de nouveaux territoires. Le résultat est parlant : un bond dans l’immigration chinoise au Laos, une inondation de capitaux chinois sur le marché laotien …
Les mécontentements sont encore relativement contenus par le régime, mais l’opinion publique gronde. En novembre 2021, une entreprise chinoise avait déjà été contrainte de retirer des décorations chinoises, apposées sur des poteaux électriques qu’elle avait aidé à construire à Vientiane, après que les résidents se soient plaints de ne plus se sentir au Laos mais en Chine. Depuis lors, plusieurs manifestations et pétitions ont vu le jour.
Cette image géante d’un Bouddha “à la chinoise” au beau milieu de la nouvelle Zone Économique Spéciale That Luang Marsh divise. Le gouvernement en place soutient qu’il s’agit là d’une manière de promouvoir la culture et l’histoire laotienne. Officiellement, il s’agit d’une manière de faire rayonner le bouddhisme dans le monde, en s’inscrivant dans une démarche de mise en avant de la culture laotienne. Mais il est plus probable qu’il s’agisse surtout d’une question économique, puisque le vice-premier ministre lui-même admet que l’objectif est de pousser la croissance économique de la ZES, afin que celle-ci puisse servir de modèle à d’autres répliques dans tout le pays. Le gouvernement viserait à travers ces zones à attirer des investissements étrangers, essentiellement chinois.
Face à ces apparentes bonnes intentions, la population se sent envahie par ce puissant voisin. Elle estime qu’il s’agira surtout d’une perte de l’image et de l’identité du Laos ; et craint de ne plus reconnaître son pays, assimilé par la Chine. A cela s’ajoute le fait que les moines bouddhistes locaux rejettent cette construction, qui ne respecte pas la tradition Theravâda du Laos.
Plus qu’un ressentiment populaire, cette construction soulève des interrogations quant à ses implications. Non seulement, l’on peut craindre une perte de souveraineté culturelle du Laos, phagocyté par son puissant voisin ; mais les plans ambitieux des investisseurs chinois révèlent l’écrasante présence économique du pays. La Chine semble vouloir renforcer encore ses liens historiques avec le Laos communiste, et cette politique agressive s’applique d’ailleurs plus largement à tout le Sud-Est de l’Asie.
Le projet dépasse l’idée d’un simple rapprochement avec la Chine. En effet, se pose la question de savoir ce que révèlent les plans chinois concernant le Laos : un renforcement du parti communiste chinois par un retour aux idées maoïstes ? L’idée est quelque peu effrayante, mais d’autant plus plausible que l’absence du dirigeant Xi Jinping lors de la Cop26 à Glasgow semble renouer avec la vieille doctrine maoïste de l’autonomie nationale…