S’attaquer au corps judiciaire en affirmant œuvrer contre la corruption, tout en s’octroyant progressivement les pleins pouvoirs, c’est une mélodie connue qui se termine rarement sur une note de stabilité et de plein respect de la souveraineté du peuple. Savoir si la Tunsie a un jour connu un régime démocratique stable depuis la révolution de 2011 est une question légitime, mais ce qui est sûr est que l’actuel président Kaïs Saïed n’est pas en train de paver le chemin vers cette destination.
Lors de son élection en octobre 2019, il représentait un espoir pour une partie du peuple tunisien de voir le pays avancer vers un avenir meilleur. Homme de droit fort, il aurait pu se faire le gardien des droits humains et orienter sa politique autour de la construction d’un régime de la liberté. Force est de constater que ce n’est pas le cas. Certes, et il est primordial de le comprendre, la démocratie n’est pas un concept universel. Il en existe différentes formes et chaque pays désireux d’adopter cette forme de régime politique doit trouver celle qui lui convient le mieux. Néanmoins, un État ne saurait se revendiquer pleinement démocratique s’il ne respecte pas certains principes tels que la liberté d’expression, la souveraineté du peuple ou encore le partage du pouvoir. Le risque pour la Tunisie est alors que la politique actuelle de Kaïs Saïed ne tende dangereusement vers l’autoritarisme.
Depuis le 25 juillet 2021, le président tunisien dispose des pleins pouvoirs et a entrepris de gouverner le pays à coups de décrets, certains plus controversés que d’autres. Le dernier en date à faire débat porte par exemple sur le sujet complexe de la régulation des réseaux sociaux et prévoit de sanctionner par 5 ans de prison et 50 000 dinars d’amende toute personne qui « utilise délibérément les réseaux de communication et les systèmes d’information pour produire, promouvoir, publier ou envoyer des fausses informations ou des rumeurs mensongères »1. Difficile de définir clairement ce qu’est une rumeur mensongère, facile en revanche d’utiliser des énoncés flous au service de la répression. La liberté d’expression, qui avait été un enjeu central des soulèvements de 2011, avec notamment un usage intensif des réseaux sociaux, est un pilier essentiel à l’établissement d’un régime libre. De telles décisions font alors planer un voile constant d’incertitude et de pression au-dessus de ceux qui s’exprimeraient frontalement à l’encontre du gouvernement.
Un autre décret qui illustre le dessein politique de Kaïs Saïed est celui qui lui accorde le droit de révoquer “tout magistrat en raison d’un fait qui lui est imputé et qui est de nature à compromettre la réputation du pouvoir judiciaire, son indépendance ou son bon fonctionnement”. La séparation entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif s’en trouve largement réduite et, comme le rappelle l’organisation internationale Amnesty2, le limogement de 57 juges qui a suivi, sans possibilité d’appel ni informations sur le motif des renvois, ajoute une dimension arbitraire aux décisions prises par le président.
Si ces mesures trouvent leur essence dans une politique de lutte contre la corruption, il est nécessaire de s’interroger sur leur légitimité. Mais au-delà de la cause défendue, la méthode employée compte aussi. Les plus belles valeurs peuvent être portées par des actions violentes et répressives, elles s’en trouveront non seulement entachées mais également décrédibilisées. Il ne s’agit donc pas seulement de se demander si la décision est bonne ou non mais d’observer comment les politiques sont exécutées et de constater que Kaïs Saïed semble prioriser l’efficacité de la fin davantage que l’honorabilité des moyens.
Par ailleurs, la nouvelle constitution promulguée en juillet dernier, et qui cristallise son projet politique, constitue un autre point de discorde. Alors que l’argument de son adoption avec 90% de OUI à l’issue du référendum est souvent brandie, les seulement 30% de participation le confrontent à une réalité toute autre : Kaïs Saïed est loin de faire l’unanimité. La phrase du politologue français Patrick Lehingue “S’abstenir, c’est peut-être ignorer un jeu qui vous ignore” prend alors tout son sens. L’absence des tunisiens aux urnes cet été témoigne de l’expression de leur désintérêt voire de leur désavouement vis-à-vis du nouveau texte constitutionnel, qui présente par ailleurs plusieurs articles contestés.
Oui, chaque société doit trouver les normes et les valeurs qui lui correspondent le mieux. Et oui, il est possible qu’un régime à dominante présidentielle ou à tendance autoritaire soit adopté de manière tout à fait démocratique et souhaité par une population. Néanmoins, dans le cas de la Tunisie, le taux de participation au référendum sur la constitution donne un bon aperçu du degré d’approbation de la population vis-à-vis de la monopolisation et la clôture du régime autour de la personne de Kaïs Saïed. Un monopole dont la constitution devient une base légitimiste, rendant toujours plus fragile une opposition déjà chancelante.
Considérée comme l’élève modèle des révoltes de 2011, la Tunisie n’a depuis connu que peu de périodes de repos. Entre crise sociale, politique ou économique, le pays est en proie à l’instabilité et aujourd’hui le risque autoritaire est présent. S’il ne faut tomber ni dans un pessimisme qui pourrait devenir auto réalisateur, ni dans une forme de déterminisme qui ne laisserait aucune fenêtre d’espoir ouverte concernant l’évolution de la politique de Kaïs Saïed, on ne peut ignorer la menace qu’il représente. Une menace pour le bien-être de la démocratie tunisienne, la pérennité des institutions judiciaires ainsi que, évidemment, la stabilité du pays, devenue pourtant nécessaire.
Les prochaines décisions prises par le président apparaissent d’autant plus importantes dans le contexte actuel marqué par de multiples manifestations à son encontre ainsi qu’à celle de la situation économique.