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jeudi 25 avril 2024

Le journal des étudiantes et étudiants de Lyon 3

Madeline Miller : La mythologie a toujours son mot à dire

La mythologie est une ressource inépuisable de récits, d’épopées et de personnages hauts en couleur qui, à la grande déception de tous les mythomaniaques, est très peu exploitée ces derniers temps. Ce qui est en soit compréhensible, ce n’est pas une tâche facile de remettre au goût du jour ou de susciter l’intérêt pour des histoires vieilles de deux mille ans. Il suffit de visionner quelques tentatives récentes d’Hollywood pour s’en persuader. Mais c’est pourtant l’objectif que s’est fixé la romancière Madeline Miller avec ses deux premiers livres : Le Chant d’Achille et Circé. La démarche de cette ancienne professeure de latin et grec du secondaire est simple : faire découvrir ou redécouvrir les récits fondateurs sous un angle nouveau.

 

Critique diptyque du Chant d’Achille et Circé :

Le Chant d’Achille :

Le Chant d’Achille se sert des bases posées par l’Illiade afin de raconter la relation très amicale entre Achille, demi-dieu fils de la divinité Thétis promis à une grande destinée héroïque, et Patrocle, prince déchu condamné à l’exil, depuis leur rencontre à la sortie de l’enfance jusqu’à leur mort prématurée lors de la guerre de Troie.

Sorti en 2011, le roman a eu son petit succès, remportant même le Women’s Prize For Fiction en 2012 et a bénéficié ces dernières années d’un regain d’intérêt grâce aux réseaux sociaux, qui lui ont forgé la réputation de livre tire-larmes. Ce qui est vrai en soit et cela relève même de l’exploit de réussir à nous faire pleurer autant tout en connaissant la fin. Pour accomplir cela, le roman utilise avec habileté l’ironie dramatique. Pour rappel c’est un procédé narratif où le lecteur dispose d’une information clé que les personnages, évoluant dans l’histoire, n’ont pas. En guise d’exemple, pensez au film Titanic, on sait que le paquebot va couler mais Jack et Rose eux ne le savent pas, l’intérêt réside alors dans la survie ou non du couple au naufrage. Dans notre cas qui est assez similaire, on sait très bien que Patrocle puis Achille vont mourir à Troie, ici ce qui nous intéressera donc c’est la concrétisation de leur relation et la succession d’événements qui les mèneront à ce destin tragique. C’est un bon moyen pour créer de la tension dramatique ou simplement pour rendre le lecteur plus investi dans l’histoire racontée, et c’est tout à fait pertinent dans le contexte de la mythologie grecque où les mortels sont soumis au hasard de prophéties toutes plus vagues les unes que les autres et laissant loisir à interprétation. 

Et ça rend la naïveté des personnages d’autant plus touchante, on rit jaune lorsque Achille déclare qu’il sera le premier héros à avoir une fin heureuse, mais on n’en reste pas moins attendris. Madeline Miller met d’ailleurs un point d’honneur à rendre son couple attachant. Achille est un jeune héros tiraillé entre ses devoirs et ses sentiments, un être beaucoup trop pur pour ce monde qui doit s’échapper de l’emprise néfaste de sa mère mais qui finira par avoir les mains salies par la guerre. Patrocle, quant à lui, devient un vrai personnage à part entière, la narration de son point de vue à la première personne aidant pas mal. C’est un prince exilé rongé par la culpabilité, chétif et peu sûr de lui mais qui au fil des épreuves découvrira sa valeur, ses capacités et son courage. On regrettera cependant que ce focus sur le couple empêche de plus développer les autres personnages, on ne s’attarde pas trop sur eux, hormis Briseis qui ne se contente plus d’être un simple trophée de guerre, ce qui n’est pas sans déplaire.

On a réellement un livre qui nous scotche, avec une ambiance très particulière où la légèreté des jeunes années cède peu à peu sa place à la dure réalité du monde et de la guerre. C’est beau, c’est bien écrit, c’est tragique, c’est épique. Bref, tous les frissons d’une belle histoire antique.

 

Circé :

Il est peut-être plus compliqué d’appréhender Circé, surtout lorsque l’on a encore fraîchement en mémoire le livre précédent de Madeline Miller, mais ça reste néanmoins une bonne lecture très intéressante.

Circé, sorti en 2018, nous raconte la vie de ô surprise Circé, un des nombreux personnages rencontrés au cours du périple d’Ulysse dans l’Odyssée. Née de l’union de la nymphe Perseis et du Titan Hélios (la divinité personnifiant le soleil dans la mythologie grecque), elle grandit en total décalage avec le reste de la cour de son père. Tout change cependant le jour où elle découvre son don pour la sorcellerie. À la suite d’un incident causé par sa magie, elle est bannie de la cour d’Hélios par Zeus et exilée sur une île déserte. On suit alors la déesse dans ses péripéties, entre l’expérimentation et la maîtrise de ses pouvoirs, ses rencontres avec divers personnages bien connus des mythes et son regard sur les événements du monde extérieur.

Comme dit en introduction, il est plus compliqué de rentrer dans Circé. La première partie se passant dans la cour d’Hélios traîne un peu en longueur et pourrait faire facilement décrocher, elle permet cependant de bien développer son personnage principal et ses rapports conflictuels avec le reste de sa famille. Mais les choses deviennent réellement intéressantes au moment de l’exil de Circé. A partir de là, les différents épisodes de sa vie et les personnages s’enchaînent de manière plus fluide sans pour autant mettre de côté les instants de contemplation. En effet, le roman met vraiment en exergue le temps, les âges qui passent plus rapidement pour les immortels et la solitude palpable de la déesse. Circé nous apparaît plus comme une spectatrice, plus ou moins active, que comme une véritable héroïne. Les événements lui tombent dessus contre son gré et elle doit faire avec, se débrouiller en usant de ses ressources. Bien qu’elle soit plus fascinante qu’attachante, son détachement et sa légèreté dus à sa nature divine l’empêchant d’être terre à terre comme seul l’est un mortel, on a envie de la voir triompher des épreuves, et de pouvoir vivre comme elle l’entend. Son personnage permet d’ailleurs de délivrer un commentaire intéressant sur la perception des femmes par la société, elles sont soit considérées comme « prude et innocente » ou à l’inverse « sorcière et salope », comme si la nuance et la complexité était l’affaire des personnages masculins. Un constat que l’on retrouve autant durant la Grèce Antique que de nos jours.

Au final, on ressort plutôt satisfait et enrichi de notre lecture, car Circé se révèle être une figure mythologique bien plus complexe que celle vendue par Homère. Elle n’est pas seulement la sorcière qui a changé les compagnons d’Ulysse en cochons.


Concevoir les mythes autrement :

Ces deux ouvrages ont réussi leur défi. Tout en gardant l’essence épique et tragique des mythes grecs, l’écriture et la narration efficaces sont résolument modernes. Et ils nous prouvent une fois de plus que l’originalité se trouve aussi dans ce qui a été fait avant, que ce n’est pas un mal en soi de raconter la même histoire pour peu que celle-ci soit bien racontée.

La démarche de Madeline Miller de moderniser les récits mythologiques n’est pas nouvelle ni même révolutionnaire. Rick Riordan et Jean Anouilh pour ne citer qu’eux peuvent en témoigner. La romancière a cependant le mérite de procéder d’une manière relativement différente. Notamment en se focalisant sur les figures auparavant peu exploitées, les faire-valoir des grandes histoires. Mais aussi en centrant les récits sur des thématiques résonnant plus avec des préoccupations actuelles, tout en préservant le contexte antique contrairement à ce qui est fait dans Percy Jackson ou Antigone.

Le Chant d’Achille fait un pied de nez à l’invisibilisation des couples queer, Achille et Patrocle étant en quelque sorte les patients zéro du syndrome du « c’était juste de très bons amis ». Bien que l’homosexualité présumée des personnages coule de source pour les penseurs grecs de l’Antiquité, celle-ci a été peu à peu oubliée au fil des siècles. Tandis que Circé propose une relecture plus féministe d’un personnage féminin longtemps diabolisé et mal considéré car seulement raconté d’un unique point de vue pour en montrer tout le potentiel. La diabolisation et la stigmatisation des femmes qui, comme Circé, ne rentrent pas dans le carcan de leur genre est toujours un sujet d’actualité.

Il est amusant de constater que tous ces éléments sont présents d’une certaine manière dans les récits homériques, comme si les bases données invitaient à l’interprétation de chacun. C’est en cela que les mythes résonnent chez beaucoup de personnes et restent encore pertinents à étudier deux mille ans plus tard. Autant pour leur statut fondateur dans l’art de la littérature et de la narration que pour leurs thèmes et idées qui peuvent être tournés infiniment dans tous les sens. Madeline Miller est la preuve que les mythes peuvent encore et toujours nous surprendre.

 

 

Sources :

Site web de l’autrice : http://madelinemiller.com/the-author/

– Source Image : photo personnelle de la Victoire de Samothrace, Musée du Louvre 



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