Le mardi 12 octobre dernier, lors d’une conférence organisée par l’association Poli’gones, Jean Pierre Veyrenche, urgentiste, s’est exprimé sur les enjeux contemporains de l’eau. Depuis 1992, ce responsable des urgences pour les maladies infectieuses et les épidémies, sillonne les pays en crise aux côtés d’associations humanitaires, pour tenter de répondre aux épidémies et aux infections liées à l’eau.
Ainsi, il revenait de 8 semaines au Sud Soudan pour former à la gestion des épidémies. Depuis 2001, il est diplômé de l’Université d’Avignon en ingénierie et gestion de l’eau. Pendant près d’une heure, il a pu démontrer le rôle central de l’eau et l’enjeu du développement de son accès et de sa préservation.
Aujourd’hui 70% de la planète est constituée d’eau, mais seulement 2% en est consommable. En effet, les 98% restant sont trop salés pour être propre à la consommation. Or, l’eau est nécessaire pour toute activité de l’Homme : l’agriculture, l’industrie, le quotidien… L’OMS souligne que pour sa seule consommation, un Homme a besoin de 20 à 40 litres d’eau par jour. Elle est donc une ressource vitale. Toutefois, elle est inégalement répartie et est source de conflits.
Le propos du conférencier s’est structuré en 3 temps : autour des problématiques d’accès à l’eau, génératrice d’inégalités dans un premier temps, puis autour du caractère précieux de cette ressource vitale pour l’Homme et ses activités dans un second temps et enfin autour des enjeux géostratégiques de l’eau dans un troisième temps. Il s’est notamment appuyé sur les propos de Jean-Christophe Victor, éminent ethnologue et enseignant chercheur spécialisé en géopolitique et en relations internationales.
L’utilisation de l’eau
Aujourd’hui, l’Homme utilise l’eau pour ses activités industrielles, agricoles et quotidiennes, mais aussi pour tout ce qui est nécessaire à sa survie et à son confort. Toutefois, l’utilisation pour la vie quotidienne ne concerne que 8% des ressources en eau. Ainsi, l’or bleu est majoritairement utilisé afin de servir l’économie. Par exemple, le Maroc, qui compte énormément sur son export de fruits et légumes, utilise 92% de ses ressources en eau pour ses cultures. La France, qui mise davantage sur son industrie, consacre seulement 15% de ses ressources hydriques pour l’agriculture, tandis qu’elle en consacre 69% pour le secteur industriel. Cependant l’utilisation de l’eau passe souvent inaperçue. Beaucoup de productions nécessitent un nombre de litres conséquent. On parle de l’eau virtuelle. Dès lors, un élevage d’animaux à viande nécessitera 6 à 20 fois plus de ressources hydriques qu’une culture de céréale. De même, 4500 litres d’eau sont nécessaires pour produire une tonne de pétrole brut, sans compter le raffinage. Il faut alors penser à tout ce que l’on consomme qui est un dérivé du pétrole, comme un simple gobelet en plastique de 3,2 grammes. Jean-Pierre Veyrenche a par la suite voulu démontrer le fait que l’eau est un bien précieux nécessaire à tout ce que nous consommons.
Conséquences et enjeux de l’inégalité d’accès à l’eau
Rappelons le rapport de l’OMS : un humain est nécessiteux de 20 à 40 litres d’eau par jour. Cependant, la répartition de l’or bleu répond aux aléas de la nature. Ainsi, alors que les Islandais disposent de 600 000 mètres cubes d’eau par an et par personne, les habitants du Koweït n’en ont que 10 mètres cubes par an et par personne. Alors que le niveau d’eau du premier est considéré comme important, car chaque habitant par an dispose de plus de 10 000 m3 d’eau ; le deuxième pays est considéré en situation de stress hydrique, comme tous les pays disposant de maximum 10m3 d’eau par an et par habitant.
La disponibilité en eau est soumise aux inégalités territoriales. Alors que certains pourront user chaque soir de 135 à 300 litres d’eau pour prendre un bain, d’autres lutteront pour abreuver et laver toute une famille. 17 pays contrôlent 75% des richesses en eau de la planète. La plus grosse source d’inégalité réside en l’accès à une eau de qualité, propre à la consommation donc potable. La question se pose dans les pays en situation de stress hydrique, ou proches de l’être, mais aussi dans ceux dans lesquels les gouvernants sont peu enclins à développer un réseau hydrique couvrant la majorité des habitations.
L’inaccès à l’eau potable pose un problème d’infections. Une eau infectée non traitée peut être la cause de diarrhées, du choléra, de la dysenterie, de l’hépatite A, de la typhoïde et de la poliomyélite. Pour illustrer les graves crises découlant de ce problème de manque d’eau potable, l’intervenant nous a rappelé une citation de Pasteur : « On boit ses maladies ». En effet, 5 millions de personnes meurent chaque année d’une infection liée à la consommation d’eau impropre. Parmi ces 5 millions de décès, 3 millions sont des enfants. Toutes ces maladies, en plus d’être hautement mortelles (on meurt du choléra en 8 heures), sont extrêmement contagieuses. Elles se transmettent par les fluides corporels, mais aussi et surtout par les matières fécales, qui, par manque de sanitaires, finissent dans l’eau. Les milieux qui n’ont pas d’accès à une station d’épuration n’ont que rarement accès à des latrines propres et en nombre suffisant. Dès lors, en plus d’être la source des infections, l’eau non traitée véhicule les épidémies.
Ces questions d’accès aux sanitaires n’ont pas la même répercussion sur les différents genres. En effet, si l’accès à l’eau et donc à des sanitaires n’est pas possible, une jeune fille en période de menstruations ne saura se rendre à l’école puisqu’elle ne pourra y changer ses protections. L’insécurité auxquelles s’exposent les femmes qui doivent aussi aller chercher de l’eau est une autre illustration de l’impact différent des problèmes liés à l’accès inégal à l’eau potable sur les différents genres. Lorsqu’un puits n’est pas au centre d’un village, ce sont les femmes qui effectuent chaque jour le même trajet, en portant plusieurs kilogrammes d’eau sur leurs cervicales. Sans compter les séquelles physiques lourdes de conséquences dans une société où le travail physique est prédominant, Jean Pierre Veyrenche attire notre attention sur les problèmes de sécurité liés à ces trajets. En effet, ces femmes sont souvent surprises par des hommes malveillants qui les attendent pour les agresser et qui vont parfois jusqu’à les violer. Dans une étude livrée dans un petit village africain pour une des associations pour lesquelles il avait travaillé, le conférencier relève qu’une femme par foyer avait été touchée par ce fléau.
Ainsi, le manque d’eau impacte la société dans toutes ses strates au-delà des problématiques sanitaires. Le manque d’eau a aussi de lourdes conséquences sur nos ressources. En plus d’empêcher le développement d’une société, elle pourra empêcher à son sol de produire. Si l’eau n’est pas suffisante, un agriculteur ou un paysan autosuffisant ne pourra pas abreuver ses cultures. Parfois combinée à la chaleur environnante, les sels minéraux contenus dans l’eau se regroupent jusqu’à former une couche de sel là où se trouvait l’eau, empoisonnant alors les sols. C’est le cas aujourd’hui dans le Sud de l’Irak dans les marais de Chibayish, où les températures ont récemment atteint les 50 degrés. Les agriculteurs fuient et ceux qui restent voient leurs champs de pastèques et autres denrées disparaître sous une mortelle pellicule blanche.
Les enjeux géostratégiques de l’eau
Jean-Pierre Veyrenche ne s’est pas appesanti sur la question, cependant il a tout de même indiqué que la plupart des conflits concernaient les fleuves transfrontaliers. À la fois Veyrenche et Jean-Christophe Victor répètent que lorsqu’un fleuve traverse plusieurs États, le sujet principal est de trouver un accord sur la répartition des ressources et les frontières. Mais les Etats s’entendent rarement. D’une part, le contrôle hydrique des territoires en amont est un moyen de prendre le dessus sur un autre État. D’autre part, certains États, à travers leurs politiques nationales ou du fait des tensions avec leurs voisins, ne souhaitent pas contracter d’accords. Trois régions illustrent particulièrement cette problématique : l’Asie de l’Est, traversée par le Mékong, le Machrek où coulent le Tigre l’Euphrate et le Chatt-el-Arab, et la zone Israélo-Palestinienne, divisée par le Jourdain.
Par rapport au Mékong, la Chine à la mainmise sur ce fleuve qui permet normalement de pêcher 2 millions de tonnes de poissons par an. C’est le fleuve le plus nourricier du monde qui fournit la Chine, le Myanmar, le Laos, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam. Il est essentiel pour les populations qui vivent de ses ressources. Par exemple, un cambodgien moyen tire 60% de ses apports en protéines de la pêche. Or, le Mékong et les lacs qu’il alimente subissent de lourdes sécheresses depuis 2019 car les barrages chinois dérèglent l’équilibre naturel du fleuve. Le 22 octobre 2020, la Chine et la Commission du Mékong ont signé un accord par lequel la première s’est engagée à fournir des données hydrologiques plusieurs fois par an afin de mieux anticiper les sécheresses, mais elle n’a pas déclaré vouloir coopérer afin que ses voisins puissent, autant qu’elle, bénéficier des ressources du Mékong.
Le problème est le même en Irak à cause de la construction de barrages en Turquie et en Iran en amont du Tigre et de l’Euphrate. Ainsi, les irakiens sont parfois contraints de se servir dans la salée Chatt-El-Arab d’où remontent les eaux du Golfe. Les cultures et terres en deviennent donc empoisonnées.
Le Jourdain est lui aussi source de tensions, entre Israël, la Palestine, la Syrie et la Jordanie. Il est même au cœur du conflit israélo palestinien. En effet, les tensions autour du fleuve font écho à l’occupation depuis 1967 par Israël du Golan et de la Cisjordanie, soit en amont du Jourdain. Dans cette zone, une double problématique demeure : la rareté de l’eau et l’inexistence d’accords entre Israël et les États en aval du fleuve. Chacun lutte pour sa ressource en eau. Israël a par exemple entériné le principe de la culture goutte à goutte et ne se préoccupe pas des enjeux pour les autres territoires. Ainsi, le Premier ministre d’Israël, Yitzhak Rabin avait déclaré en 1992 : « Si nous réglons tous les problèmes du Proche-Orient mais pas celui du partage de l’eau, notre région explosera. La paix ne sera pas possible ».
L’eau est donc une source majeure de conflits et permet à celui qui la contrôle d’avoir une emprise sur celui qui en manque, comme lorsque la Turquie menace l’Irak et la Syrie par sa gestion unilatérale du Tigre et de l’Euphrate. Un arrangement entre Ankara et Bagdad avait été conclu pour que la mise en eau du barrage d’Ilisu sur le Tigre se fasse de manière progressive mais la Turquie n’a pas honoré cet accord. De même, la Chine rend les États en aval dépendants par son contrôle de l’affluent qui nourrit une partie de leurs populations. Elle empêche aussi les États-Unis de s’impliquer dans des projets liés au Mékong alors que nombre d’entreprises américaines sont engagées dans cette région.
Que faire pour répondre aux crises hydriques ?
Pour répondre à ces crises humanitaires liées à l’eau, l’ONU et diverses associations déploient des missions de développement qui visent à amener de l’eau potable aux sociétés qui en manquent. Ils construisent des puits aux cœur des villages pour que l’accès à l’eau potable soit simplifié. Cependant, le plus gros des actions réside dans le développement de réseaux d’eau saine.
Toutefois, les associations se heurtent à la corruption et au manque de volonté des États. Les réponses apportées sont des réponses à des crises humanitaires. En effet, la consommation d’eau infectée créant des épidémies, les missions humanitaires doivent répondre avec des solutions pragmatiques dans l’urgence. Jean-Pierre Veyrenche a alors introduit le concept WASH. WASH est l’acronyme de Water, Sanitation and Hygiene (eau, assainissement et hygiène). Ce programme correspond à la mise en place de toutes les infrastructures possibles permettant d’assainir l’eau comme des latrines par exemple. Elles peuvent également concerner la venue de camions citerne remplis d’eau potable. En effet, les épidémies découlent aussi de catastrophes ou de crises non liées à l’eau. Le programme WASH a notamment été employé à la suite du séisme responsable de destructions considérables à Haïti en 2010. La catastrophe ayant détruit le peu d’infrastructures permettant la mise au propre de l’eau, une épidémie de choléra s’est rapidement développée.
Par ailleurs, d’après le conférencier, lors de situations de crise, les médecins se doivent d’éduquer la population sur la crise en cours et d’expliquer quelles mesures sont à mettre en place afin d’éviter une contamination. Jamais ils ne doivent effrayer ou culpabiliser les populations.
De manière plus globale, la communauté internationale tente de s’entendre sur les directives à suivre pour la préservation de l’or bleu et le développement de son accès. Il existe un droit international de l’eau voué à mettre en place des processus d’entente et de règlement des différends concernant les eaux partagées entre plusieurs États. Il réglemente à la fois la navigation fluviale, et l’utilisation des cours d’eaux transfrontaliers, qu’ils soient souterrains ou à l’air libre. Deux conventions majeures existent, qui sont celle de New York en 1997 sur les utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation, et celle d’Helsinki en 1992 portant sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontaliers et des lacs internationaux. Ainsi, par exemple un État peut construire n’importe quelle structure sur un cours d’eau traversant son territoire, tant que cela n’a pas de répercussions affaiblissant un État partageant ce cours d’eau.
Toutefois, en réalité ce droit ne peut s’appliquer qu’en période de paix. Le droit international humanitaire, qui vise à limiter les effets des conflits armés en protégeant les personnes qui ne participent pas ou plus aux combats et restreint les moyens et méthodes de guerre, ne fixe pas de mesures claires quant à l’eau. En 1972, l’ONU adopte une déclaration reconnaissant le droit international de l’environnement à Stockholm et deux protocoles additionnels en 1977. Des références sont donc faites à l’or bleu, mais un vide juridique demeure : l’eau en tant que telle n’est pas mentionnée, seulement son lien avec les objectifs du droit humanitaire. Il est reconnu que nul ne peut utiliser l’eau comme arme et que personne ne peut non plus la polluer volontairement. Les principales règles demeurent donc l’interdiction d’empoisonner l’eau, l’interdiction d’attaquer les biens indispensables à la survie de la population civile et l’interdiction d’attaquer des ouvrages et installations contenant des forces dangereuses.
Or, depuis toujours, l’eau est une arme redoutable. Jean Pierre Veyrenche a illustré ce principe avec une vielle coutume libérienne : après la prise d’un village, pour s’assurer que ses habitants n’y reviennent plus, les envahisseurs s’emparaient du foetus d’une femme enceinte pour le jeter dans le puits. Alors même que le droit international humanitaire reste évasif quant à l’encadrement de l’eau, les usages et les coutumes l’ignorent. Répondre aux inégalités et aux conflits liés à l’eau reste donc difficile, car il faut composer avec les désirs unilatéraux des États soumis à la corruption, à la politique du ventre ou à la seule préservation de leurs intérêts.
Aujourd’hui, l’eau est une ressource essentielle que notre culture nous fait croire éternelle. Or, c’est une ressource rare par endroit et soumise au réchauffement climatique. De plus en plus d’inondations frappent notamment l’Inde et le Bangladesh, où le premier a déjà érigé un mur pour éviter les réfugiés climatiques du second. Veyrenche a conclu sur son espoir dans les nouvelles générations, les seules en mesure de remédier à cette « extinction des robinets ».