Imaginez-vous, un samedi soir, très tard dans la nuit, seul au volant de votre bolide sportif préféré, sur une longue route droite et ennuyeuse. Vous êtes très fatigué du trajet et petit à petit, vous cédez au traître confort du sommeil. Vous voilà aux mains de Morphée, qui lui n’en a rien à faire que, pressé de rentrer, vous avanciez à 130km/h sur une route de campagne, vous garantissant une mort violente si la route venait à briser sa monotone allure. Sans compter que dans votre torpeur, vos jambes s’alourdissent, et vous n’arrêtez pas d’enfoncer la pédale d’accélérateur. Même endormi, vous percevez le danger se rapprochant dangereusement : le virage n’est pas loin. Vous avez intérêt à vous réveiller avant que l’inévitable ne se produise. Voilà à peu près la situation dans laquelle se trouve l’humanité au moment où j’écris ces mots. Nous sommes tous embarqués avec ce passager à bord d’un système économique non viable basé sur la croissance, qui nous entraîne vers une mort certaine à moins qu’on n’en reprenne le contrôle. Plongeons-nous dans le cerveau endormi de notre cher conducteur. Que s’y passe-t-il ? Les petits neurones qui composent l’humanité sauront-ils sonner l’alerte à temps ? Ou bien est-elle déjà condamnée ?
I- Dans la tête du conducteur endormi
Dans la tête du conducteur endormi, de nombreux neurones sont conscients du danger. Ils savent que le virage n’est pas loin, et avec lui, une cascade fatale assurée pour notre hôte. Globalement, deux réactions sont possibles :
- Soit le conducteur se réveille à temps et arrive à destination.
- Soit il meurt. Et par conséquent, aura bien plus de mal à arriver à destination, pour des raisons physiques évidentes.
Attardons-nous sur la première éventualité, qui est de loin ma préférée. Parmi les neurones conscients du danger, les avis divergent sur la marche à suivre. Globalement, voilà ce qui leur passe par la tête (nous supposerons que les neurones possèdent eux-mêmes des neurones) :
- Le conducteur n’a pas besoin de se réveiller immédiatement, il peut attendre le dernier moment : ses réflexes, développés par des années de conduite, suffiront à nous sortir de cette petite frayeur. Et puis on veut arriver à notre lit le plus vite possible, donc pas le temps de ralentir. En d’autres termes : continue d’enfoncer la pédale Marcel, on a pleine confiance en tes réflexes ! C’est grossièrement la théorie selon laquelle c’est le progrès technique qui nous sauvera.
- A cet instant, il est déjà trop tard pour éviter l’accident. Nous allons trop vite, et le virage est trop près. Mais si nous commençons à freiner tout de suite, la casse sera largement amoindrie et on s’en sortira vivant. Alors certes, on fera le reste du chemin à pied, mais ça reste mieux que la mort. C’est la théorie de la décroissance, selon laquelle nous devons absolument renoncer à notre confort et décroître si nous voulons conserver un environnement vivable.
- L’accident peut être évité, même s’il faudra absolument réduire la vitesse. Il va falloir garder la tête du conducteur froide, mais en se disciplinant et en faisant les bons choix, il est possible de conserver notre voiture et d’arriver sain et sauf à destination. Il va falloir cependant accepter de respecter certaines règles, comme rester sous la limite de vitesse et ne surtout pas se laisser se rendormir si on veut arriver en un seul morceau. Autrement dit, renoncer à un peu de confort certes, mais garder l’essentiel. C’est l’argument de la régulation et du contrôle des marchés, dans l’hypothèse où l’humanité accepterait de respecter des règles mondiales. C’est celui-ci que ce blog essaie de défendre à travers une Organisation Mondiale de l’Environnement
II- Réveiller le conducteur
Le gros problème, c’est que le conducteur n’est pas encore réveillé. Quelle que soit la solution à laquelle on adhère, elle suppose que le conducteur, tôt ou tard, prenne conscience du danger et agisse.
1. Le progrès technique : Un réveil tardif bien trop risqué
Dans la première théorie, qui est globalement la préférée des gouvernements et des chefs d’entreprise (qui les uns comme les autres ont comme priorité la croissance), le signal du réveil n’est envoyé que quelques instants avant le virage. On suppose que le conducteur s’en sortira par ses réflexes, que le cerveau prépare déjà inconsciemment. En termes réels, on fait confiance au libre marché. La crise environnementale n’est pas vraiment urgente, puisqu’elle ne menace l’humanité que sur le long (ou plutôt moyen) terme. On n’a pas besoin que l’humanité agisse collectivement en amont, puisqu’on se repose sur l’efficacité de court terme d’adaptation des humains, qui se manifeste par le progrès technique. Donc dans ce scénario, il n’y a pas de vrai problème. C’est juste un pari très hasardeux sur l’avenir.
Or vous vous en apercevrez, il est très dangereux, voire carrément démentiel, de remettre son destin entre les mains du hasard pur et simple. Car nous n’avons aucune garantie de trouver une solution technique à tous les problèmes qui se posent. Surtout lorsqu’ils se posent tous en même temps. La crise environnementale est très large et englobe une multitude de problèmes environnementaux (changement climatique, crise de la biodiversité, pollution des océans, raréfaction des ressources…). Certains de ces problèmes ne seraient d’ailleurs même pas résolus même si on leur trouvait une solution technique, car ils ne prendraient pas en compte le phénomène d’inertie (le temps de réaction entre la cause et l’effet). Sans compter que la crise environnementale affecte directement toutes les autres sphères de la société en engendrant des crises économiques, sociales, migratoires, sanitaires… Bref, c’est un joyeux enchevêtrement nauséabond de problèmes qui donne du mal à croire que le progrès technique seul saura démêler.
2. La décroissance : un réveil impossible
Dans la deuxième théorie, qui est celle d’auteurs comme Jean-Marc Jancovici, Philippe Bihouix et Aurélien Barrau (que je vous recommande), l’état de santé du conducteur après l’accident dépendra de sa rapidité à se réveiller. Plus il se réveille tôt, moins il en sortira souffrant. La voiture, elle, sera assurément foutue, mais c’est un petit prix à payer pour la survie. Les défenseurs de cette théorie prônent un retour à un mode de vie plus simple, où on se contenterait de marcher pour aller d’un point A à un point B. Fini les voitures de sport, bonjour la randonnée. Pourquoi notre bonheur serait-il dépendant de la vitesse ? Après tout, peut-être que c’est juste d’un peu d’air frais dont nous avons besoin. Dans la sphère réelle, nous devrions renoncer aux objets électroniques et aux progrès techniques et amorcer une décroissance, vers un nouveau système économique, plus local, dans lequel l’humain primerait et non plus la croissance.
Or, si la décroissance serait en théorie la solution la moins risquée, elle est aussi la plus radicale et la moins populaire. L’argument de la décroissance repose sur notre capacité à agir vite et à freiner le système. Or, il implique que nous perdions notre véhicule, très cher à nos yeux car il nous fournit tant d’avantages ! Par une nuit d’hiver comme celle-là, il nous permet de rester au chaud, sur notre siège en cuir chauffé dépliable, option massage-cocktail-Netflix. En bref, il ne s’agit pas que d’aller d’un point A à un point B, il s’agit de profiter du confort que nous fournit le véhicule. Il est si confortable, d’ailleurs, que nous nous sommes endormis au volant. Comment alors convaincre le conducteur de se contenter de marcher, par une nuit aussi impitoyable que celle-là, alors qu’il bénéficie de ce véhicule si avantageux ? Il est beaucoup plus tentant de rester endormi et de se reposer sur les réflexes du conducteur (le progrès technique) lorsque la question se posera. Pour l’instant, nombreux sont ceux qui ne veulent pas entendre parler de la décroissance, puisqu’ils ne sont pas prêts à renoncer au confort de la croissance. Et quand bien même les réflexes ne nous sauveraient pas, foutu pour foutu, autant s’épargner le stress de la panique des derniers instants et se laisser rêver un peu plus longtemps, quitte à ne jamais se réveiller…
3. Un réveil contrôlé
Puisque la première option est plus que risquée et la deuxième impopulaire voire mal perçue, pourquoi ne pas imaginer une troisième voie, qui serait un compromis des deux précédentes ? L’objectif premier pour sauver la vie du conducteur, c’est de mettre d’accord tous les neurones. Car tant qu’il y aura un désaccord, les neurones ne pourront pas agir efficacement et envoyer le signal du réveil au conducteur. Le but, c’est de rester réaliste, et de trouver un compromis entre les solutions que peuvent nous apporter le progrès technique et les solutions que nous ne pourrons pas trouver ailleurs que dans la discipline que prône les décroissants. La première étape, c’est de reconnaître que le progrès technique ne nous sauvera pas de tout et de reconnaître que les Hommes ne sont pas assez disciplinés pour s’imposer une décroissance globale. La moitié du chemin est déjà parcourue. Pour le reste, il suffit d’une part d’investir dans les technologies les plus prometteuses (celles qui sont déjà bien avancées) pour soutenir le domaine qui lui est rattaché (la fusion nucléaire pour l’énergie par exemple), et d’autre part de fixer des règles mondiales régulant la production et protégeant les espaces devant être protégés (ressources minières, halieutiques, agricoles etc.). Pour être efficace, ce nouveau système devrait se reposer uniquement sur les expertises des scientifiques, et non plus sur les paris des gouvernements. Il devrait se reposer sur la pérennité de l’environnement et de l’humain, et non plus sur la croissance. Et par-dessus tout, il doit reposer sur une volonté collective de réinventer le système. En bref, on veut changer la mentalité du conducteur, pour que celui-ci soit conscient du danger qu’il court et qu’il choisisse lui-même de se discipliner et de respecter les règles qu’il est censé respecter. Il faut qu’il comprenne que sa survie passe avant son confort, et que s’il veut conserver un minimum de ce qu’il a déjà, il a intérêt à ralentir. Reste à savoir si les petits neurones arriveront à se mettre d’accord à temps.