46 ans après la chute de Saïgon, le 30 avril 1975, les effets dramatiques de la guerre du Vietnam continuent de se déployer. Les Lai Dai Han, nés des viols des femmes et filles vietnamiennes par les troupes sud-coréennes mobilisées au Sud Vietnam à partir de 1964, restent encore aujourd’hui relégués aux marges de l’Histoire et de la société vietnamienne. Pourtant, l’espoir renaît : du Vietnam à Londres, en passant par Séoul, des hommes et des femmes se battent pour lever le voile sur les injustices subies par les Lai Dai Han et leurs mères, ces victimes oubliées de la guerre du Vietnam.
Une mémoire secrète du conflit
C’est une histoire que l’on ne raconte pas. En 1964, la Corée du Sud s’engage dans la guerre du Vietnam aux côtés des Américains, pour combattre l’avancée des communistes nord vietnamiens. En échange d’une aide économique massive, quelques 320 000 soldats sud-coréens seront détachés dans le sud du pays jusqu’au retrait des troupes en 1973, mobilisant la deuxième force la plus importante après les Etats-Unis.
Avec une brutalité soigneusement dissimulée par le gouvernement d’alors, dirigé par l’autoritaire Park Chung-hee, les troupes sud-coréennes se livrent à de graves exactions. On estime qu’elles seraient responsables du massacre de 5 000 à 9 000 civils. Ces crimes de guerre, longtemps ignorés, toujours niés, restent aujourd’hui encore majoritairement impunis.
Alors que les allégations d’atrocités et de crimes de masse visant les détachements sud-coréens se multiplient, une communauté longtemps dans l’ombre, écrasée par la force des tabous, s’efforce de dénoncer les violences sexuelles dont auraient été victimes des dizaines de milliers de Vietnamiennes.
Les victimes oubliées de la guerre du Vietnam
Les témoignages abondent d’une communauté aux marges de la société vietnamienne. Ainsi, ce sont quelque 5 000 à 30 000 enfants qui seraient nés des viols de masse commis par les soldats sud-coréens dans l’ombre du conflit.
Doublement victimes, de la guerre d’abord, puis d’une paix hermétique à leurs souffrances, les Lai Dai Han sont les grands oubliés de la mémoire du conflit.
Dissimulés dans un repli de l’Histoire, leur existence a longtemps été occultée au Vietnam et en Corée du Sud. Les récits abondent néanmoins dans un même sens : celui d’une communauté malmenée et contrainte à un mutisme douloureux. Celui d’hommes et de femmes menant une existence de clandestins dans leur propre pays, rejetés par le pays de leurs pères.
Symboles de la brutalité du conflit le plus long du XXème siècle, témoignages vivants de pratiques infâmes, leur existence dérange. Encore marginalisés aujourd’hui, ils vivent dans une grande pauvreté, sans accès à l’éducation ou au système de santé.
À la victoire des communistes, en 1975, on pousse parfois le vice jusqu’à jeter les mères en prison. De victimes à coupables, il n’y a qu’un pas.
Dans un pays aux mœurs empreintes de Confucianisme, où la virginité doit être protégée à tout prix, il ne fait pas bon d’être mère célibataire. Cette transgression d’un tabou majeur est aggravée par l’identité des agresseurs : blâmées pour avoir « fricoté avec l’ennemi », les mères se voient accusées de traîtrise. Leurs enfants, stigmates involontaires de l’engagement sud-coréen contre le communisme, seront à leur tour taxés de « fils de chien ».
« Sang-mêlés » dont la mixité les condamne à l’exclusion sociale et économique, ces héritiers de la guerre n’ont jamais pu trouver leur place dans la société vietnamienne, peu encline à leur intégration.
Condamnés à un silence assourdissant, les Lai Dai Han refusent pourtant l’abattement. Ils réclament justice devant la communauté internationale, et plaident pour la reconnaissance des crimes dont ont été victimes leurs mères.
Une justice pour les invisibles
Le silence a volé en éclats. Des voix s’élèvent contre les violences sexuelles et l’impunité des crimes de masse commis sur les théâtres de conflits. Le monde semble enfin prêt à les entendre. Les mémoires oubliées ressurgissent, et du Soudan au Tigré en passant par l’Irak et la Birmanie, les efforts se multiplient et contribuent à faire le jour sur des pratiques guerrières abjectes et l’impunité dont jouissent les criminels. La justice se met en marche.
Aux côtés des Lai Dai Han se massent citoyens, artistes, chercheurs et diplomates des quatre coins du monde. Les témoignages et tribunes se multiplient dans la presse. L’espoir renaît.
La mobilisation en faveur de la reconnaissance des violences sexuelles commises par les troupes sud-coréennes pendant la guerre du Vietnam se cristallise autour d’un groupe de défense, tout récemment émergé d’un long silence. Justice for Lai Dai Han se fait un devoir de porter le témoignage des Lai Dai Han et de leurs mères au devant de la scène internationale. Appuyées par les travaux des chercheurs, leurs demandes se font pressantes : ouverture d’une enquête internationale indépendante par la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies ; aide des gouvernements à la recherche des pères volatilisés à la fin de la guerre ; attribution de la nationalité sud-coréenne aux aspirants à la citoyenneté ; accompagnement, crucial, pour échapper aux griffes de la marginalité et améliorer les conditions d’existence d’une population en situation d’extrême pauvreté. Par-dessus tout, les Lai Dai Han attendent les excuses formelles de Séoul, pour que quarante ans de souffrances.
Il est capital, plaide-t-on désormais, que le gouvernement sud-coréen s’acquitte de son devoir de mémoire envers les victimes de la brutalité de ses troupes. Pour rendre sa dignité à une communauté trop longtemps oubliée, mais aussi pour qu’une paix durable, réelle, puisse être mise en œuvre. Pour que le corps des hommes, femmes et enfants cesse d’être un instrument de terreur en temps de guerre.
Un pas en avant vers la reconnaissance et le pardon se fait d’autant plus urgent que les survivantes s’éteignent peu à peu : 800 en 2015, qui sait combien d’entre elles vivront encore lorsque viendra le temps des excuses.
Un enjeu mémoriel dans la poudrière sud-asiatique
Pourtant, le chemin promet d’être long. Les gouvernements nationaux, sud-coréen comme vietnamien, cherchent encore à éviter un casus belli mémoriel.
Le gouvernement sud-coréen ne reconnaît toujours pas la responsabilité de ses troupes dans les crimes de guerre qui auraient été commis envers les populations civiles au Vietnam, et refuse d’enquêter sur les allégations portées contre ses soldats. En 2019, dans une lettre adressée aux survivants des crimes de masse perpétrées par l’armée sud-coréenne, le Ministère de la Défense déclare ne disposer « d’aucun rapport concernant le massacre de civils », et avance l’impossibilité de mener une enquête commune avec le gouvernement de Hanoï, sans en préciser toutefois la raison.
A leurs sollicitations répétées, les Lai Dai Han se sont quant à eux vus offrir une réponse des plus cinglantes, piétinant leurs revendications : « Depuis la normalisation des relations diplomatiques en 1992, le gouvernement sud-coréen a adopté une démarche prospective dans le développement de ses relations avec le Vietnam, dans un effort commun pour se défaire du passé et se tourner vers l’avenir. »
Au Vietnam, on accuse le gouvernement de maintenir le statu quo au nom de la préservation des accords de commerce bilatéraux. Hanoï n’a toujours pas reconnu les crimes sexuels commis à l’encontre de sa population.
Si les gouvernements ne se pressent pas pour répondre aux sollicitations des associations, c’est que le sujet reste épineux. Dans l’arène géopolitique du sud-est asiatique, les tensions mémorielles entre Hanoï et Séoul se superposent aux rivalités politiques et économiques qui minent la région, et viennent alimenter les dissensions entre acteurs régionaux.
Aux enjeux de mémoire se mêlent rapports de force diplomatiques : entre Séoul et Hanoï, d’abord, où les gouvernements tentent d’oublier la guerre pour reconstruire une relation cordiale. Pourtant, la paix est bien plus vulnérable qu’elle ne le laisse paraître. En 2017, un discours commémorant les « héros » de l’armée sud-coréenne -aux rangs desquels étaient portés les vétérans de la guerre du Vietnam-, prononcé par le président Moon Jae-in, avait suscité l’ire du gouvernement vietnamien qui s’était empressé de demander à Séoul d’éviter « toute action ou déclaration qui pourrait blesser le peuple vietnamien ou affecter la relation amicale » entre les deux pays.
Entre Corée du Sud et Japon, ensuite : alors que les controverses autour des « femmes de réconfort » continuent d’empoisonner les relations entre les deux pays, Tokyo dénonce l’ambiguïté de la politique mémorielle de son voisin, prompt à réclamer des dommages pour les crimes commis sur son sol pendant la colonisation japonaise, mais réticent à reconnaître ses propres fautes pendant la guerre du Vietnam.
La paix, que les statu quo entendent préserver, semble plus fragile que jamais…