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vendredi 19 avril 2024

Le journal des étudiantes et étudiants de Lyon 3

La culture (du) « non-essentiel(le)»

« L’exception culturelle n’est pas l’exception sanitaire » – Jean Castex  

Le 12/12/2020, à l’occasion d’un échange sur Twitter avec la Ministre de la Culture Roselyne Bachelot,  l’acteur français Pierre Niney s’exprime en ces termes « pourquoi autoriser le « brassage » d’un très grand  magasin pour acheter une bougie parfumée… et non celui d’un musée/ciné pour aller voir une statue/ film ? ». Fatigué de voir le domaine culturel sacrifié, il souligne l’incohérence des mesures prises par le  gouvernement pour lutter contre la pandémie, incohérence qui n’est pas seulement apparente puisque les  réponses de la ministre sont sans appuis précis et contournent le problème (1).  

Nous sommes en février 2021 et a priori, les lieux culturels ne sont pas près de réouvrir, au même titre  que les facultés ne sont pas prêtes à accueillir de nouveau l’ensemble des étudiants, que les restaurants et  bars ne recevront pas de si-tôt de clients à leurs tables. Dans un pays comme la France, on peut légitimement  s’étonner de cette condamnation, puisqu’elle est le pays de « l’exception culturelle », expression historique  qui remonte à la création du Ministère de la Culture en 1959, établissant que le secteur de la culture doit être  protégé par d’autres lois que celles du marché. Mais comme l’a énoncé Jean Castex, « l’exception culturelle  n’est pas l’exception sanitaire » (2). Cette affirmation cependant n’explique pas le privilège accordé à certains  commerces.  

Ce qui semble justifier le droit à la réouverture de ceux-ci, c’est leur statut « essentiel » à la vie quotidienne,  selon la dénomination gouvernementale. De toute évidence, les commerces alimentaires, les hôpitaux,  cliniques et cabinets médicaux doivent rester ouverts. Toutefois est-il vital d’aller faire ses emplettes dans  des grandes chaînes de prêt-à-porter au coeur de grandes surfaces bondées ? Pourtant, celles-ci sont ouvertes  tandis que, les cinémas, les théâtres, les musées, eux sont jugés trop « inessentiels » pour se voir octroyer ce  droit.  

 

Un manque de légitimité communément admis  

Si l’on considère l’immédiateté, il est clair que l’on peut survivre sans aller voir un film ou une exposition.  Mais la crise sanitaire perdure et il faut désormais apprendre à vivre avec le virus.  

Le choix de ranger les lieux culturels dans la catégorie du « non-essentiel » est révélateur d’une certaine  vision de la culture, qui est communément relayée au rang de divertissement. On a beau vanter ses mérites à  travers les récompenses et le prestige accordé aux artistes, le fait est que dans les mentalités perdure l’idée  qu’un peintre est moins utile à la société qu’un physicien. Cette idée de l’inutilité de la culture est ancrée  dans les mentalités, et ce depuis Aristote, qui dans l’Ethique à Nicomaque, la disqualifie au profit de la  praxis, c’est-à-dire l’action (3). Finalement, la crise du Covid-19 ne fait que révéler les soubassements d’un  mépris tu. Si la culture n’est pas « utile » à proprement parler, peut-on la juger inessentielle ?  Durant ce qui sera connu de tous comme « le premier confinement » (mars 2020), on a pu constater un regain  d’intérêt pour la culture. S’il a été désastreux sur bien des aspects, ce confinement aura au moins amené à un  certain repli sur soi favorable aux arts et à la littérature : nombreux.ses sont ceux et celles qui se sont  laissé.es perdre à nouveau dans des livres, qui ont retrouvé le temps de visionner des films, composer des  chansons, peindre… Parallèlement, on a constaté un bel élan de solidarité de la part des artistes, qui ont  donné des performances vidéos – souvent non rémunérées – afin de continuer, malgré les restrictions  sanitaires, d’exercer leur passion. Des concerts ont été réalisés en direct sur les réseaux sociaux par des  artistes comme Matthieu Chedid « M », Christine and the Queens, Jean-Louis Aubert… Le ministère de la  culture avait même organisé, le 14/11/2020, la « nuit des musées numérique » – la nuit des musées  européenne ne pouvant pas se dérouler en physique – relayée sur les réseaux sociaux par le hashtag  #NuitdesMuséescheznous. Autant de mécanismes pour pallier les sacrifices imposés par les mesures  gouvernementales, qui ont plus que jamais révélé l’essentialité de la culture. 

 

Des aides gouvernementales économiques  

Malgré tout, comme le rappelle Françoise Benhamou, économiste et professeure à l’université Paris XIII et à  Sciences-Po, en France, l’Etat constitue une aide bien plus importante pour le secteur culturel que dans les  pays anglo-saxons. Le plan de relance pour la culture a été négocié à 2 milliards d’euros par Roselyne  Bachelot, une somme non négligeable. Cet investissement s’explique notamment par le chiffre d’affaires très  élevé du domaine culturel, qu’on estime à 100 milliards d’euros par année en temps normal. Cependant,  Chloé Langeard, maîtresse de conférence en sociologie à l’université d’Angers, reste plus sceptique vis-à-vis  de cette aide prévue, qui selon elle va dans le sens des inégalités liées à la macrocéphalie parisienne, déjà  existantes dans le domaine culturel et exacerbées par la crise sanitaire. En effet, la moitié de ce plan de  relance est destinée à six grands opérateurs nationaux : « Que restera-il pour les autres ? » s’inquiète-t-elle.  Les collectivités territoriales, relevant elles-même d’une importante hétérogénéité économique, ont besoin  des financements de l’Etat.  

Mais au-delà de l’aspect essentiellement économique, ce que les acteurs de la culture attendent de la part de  l’Etat, c’est un positionnement politique fort. Pour Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, dramaturge et  metteur en scène, l’Etat se doit d’avoir « une ambition culturelle ». Au-delà des aides économiques, l’Etat  doit s’investir dans la culture en considérant son caractère exceptionnel. Car comme le rappelle Françoise  Benhamou, « l’offre ne crée pas naturellement la demande en matière culturelle ». Le bon fonctionnement  d’un lieu culturel ne repose pas, comme un commerce, sur des critères de proximité ou de prix, mais sur la  familiarisation, l’intérêt porté à l’activité culturelle en question (4).  

 

La culture comme relais de voix  

La culture nous définit, ou plutôt, nous nous définissons à travers elle, à travers nos goûts en matière de  culture. À l’échelle de la société, la culture rassemble, c’est un vecteur de sociabilité, en cela qu’elle  contribue à la construction identitaire. Plus d’une fois, elle a joué un rôle dans l’intégration en société de  minorités qui en étaient rejetées : l’apparition du jazz n’a-t-elle pas permis de mettre en lumière la  contribution des populations noires dans la culture et même dans la société états-unienne, n’a-t-elle pas été le  fer de lance de la culture afro-américaine, politisée par la suite ? Réciproquement, la culture a été sollicitée  dans des contextes politiques de revendication, pour rallier des gens à une cause, donner une voix à des  populations qui militaient pour leurs droits ou leurs idées : la chanson « Bring Back Nelson Mandela » de  Hugh Masekela est devenue l’hymne du mouvement de libération de Nelson Mandela, elle a contribué à  donner forme et importance à ce mouvement et à faire entendre la voix des partisans de l’abolition des lois  d’Apartheid. Au Chili, lors du référendum de 1988 visant à prolonger ou non le mandat (dictatorial jusque là)  de Pinochet, les partisans du « non » comme du « oui » ont créés des formes de courts-métrages pour  appuyer leurs campagnes (5). Et aujourd’hui encore, devant cette crise, on constate une mobilisation des  artistes : Grand Corps Malade, dans sa chanson « Pas essentiel » dénonce l’absurdité du couple conceptuel  essentiel/ non-essentiel. La culture de tous temps est un moyen privilégié de s’exprimer de manière puissante  et durable, de faire entendre sa voix et de la faire résonner au-delà des frontières spatio-temporelles. Nous  enlever la culture, c’est nous enlever une liberté fondamentale : la liberté d’expression. 

« Toute oeuvre est morte quand l’amour s’en retire » – André Malraux  

Dans un contexte où nous sommes matraqués par les informations de manière absolument verticale, plus que  jamais nous avons besoin de ce contact horizontal que permet la culture. On a beau dénoncer parfois son  caractère élitiste, la culture ne dicte pas, elle suscite la réflexion, elle invite à l’imagination et au  développement de la pensée. Nous avons besoin de la culture et elle a besoin de nous, de notre intérêt pour  elle.

Dans un discours prononcé au Congrès international des écrivains pour la défense de la culture à Paris  en 1935, André Malraux tenait les propos suivants : « Toute œuvre d’art se crée pour satisfaire un besoin,  mais un besoin assez passionné pour lui donner naissance. Puis le besoin se retire de l’œuvre comme le sang  d’un corps, et l’œuvre commence sa mystérieuse transfiguration. Elle entre au domaine des ombres. Seul  notre besoin à nous, notre passion à nous l’en ferons sortir. Jusque-là, elle restera comme une grande statue  aux yeux blancs devant qui défile un long cortège d’aveugles. (…) Toute œuvre est morte quand l’amour  s’en retire (…) Arts, pensées, poèmes, tous les vieux rêves humains, si nous avons besoin d’eux pour vivre,  ils ont besoin de nous pour revivre. Besoin de notre passion. Besoin de nos désirs – besoin de notre volonté.  Ils ne sont pas là comme les meubles d’un inventaire après décès, mais comme ces ombres qui attendent  avidement les vivants dans les enfers antiques »(6). Malraux prononce ces très belles paroles dans un  contexte où la culture est menacée par le fascisme ascendant en Europe. Aujourd’hui, ses mots semblent  terriblement applicables à ce que nous vivons; c’est pourquoi il ne faut pas laisser mourir la culture. Il faut la  nourrir de notre besoin d’elle, de notre amour pour elle. La laisser mourir, c’est laisser mourir une partie de  nous, en tant qu’individu mais aussi et surtout en tant que société, c’est faire de nous des êtres sans passion.  Voilà l’ampleur de la situation.  

Sources :

Sources article :

  • (1) : Twitter, échange entre @PierreNiney et @RoselyneBachelot du 10/12/2020 au 12/12/2020. 
  • (2) : Jean Castex le 15/12/2020, Europe 1. 
  • (3) : Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre VI, Chapitre 4, traduction par J.Tricot, Vrin, 2007.
  • (4) : Podcast France Culture, « Culture : la fin de l’exception française ? », Entendez-vous l’éco par  Tiphaine de Rocquigny, émission du 18/12/2020.
  • (5) : Pablo Larraín, réalisateur Chilien montre l’importance significative de la culture et des  techniques de communications dans la campagne en faveur du « non » dans le film « NO » sorti en  2013.
  • * 6 : André Malraux, « L’oeuvre d’art : discours prononcé au Congrès international des écrivains  pour la défense de la culture, tenu à Paris du 21 au 25 juin 1935 », La politique, la culture, folio  essais, (p121-124).

 

Sources photos :

  • Photo 1 : arrêt sur image du clip « Pas essentiel » de Grand Corps Malade.
  • Photo 2 : site du Ministère de la Culture (https://www.culture.gouv.fr/Nous-connaitre/Decouvrir-le ministere/Histoire-du-ministere/L-histoire-du-ministere/Creation-du-Ministere).
  • Image mise en avant : La devanture de L’Olympia le mardi 8 décembre – Philippe Dufreigne – Twitter.com.
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