« L’exception culturelle n’est pas l’exception sanitaire » – Jean Castex
Le 12/12/2020, à l’occasion d’un échange sur Twitter avec la Ministre de la Culture Roselyne Bachelot, l’acteur français Pierre Niney s’exprime en ces termes « pourquoi autoriser le « brassage » d’un très grand magasin pour acheter une bougie parfumée… et non celui d’un musée/ciné pour aller voir une statue/ film ? ». Fatigué de voir le domaine culturel sacrifié, il souligne l’incohérence des mesures prises par le gouvernement pour lutter contre la pandémie, incohérence qui n’est pas seulement apparente puisque les réponses de la ministre sont sans appuis précis et contournent le problème (1).
Nous sommes en février 2021 et a priori, les lieux culturels ne sont pas près de réouvrir, au même titre que les facultés ne sont pas prêtes à accueillir de nouveau l’ensemble des étudiants, que les restaurants et bars ne recevront pas de si-tôt de clients à leurs tables. Dans un pays comme la France, on peut légitimement s’étonner de cette condamnation, puisqu’elle est le pays de « l’exception culturelle », expression historique qui remonte à la création du Ministère de la Culture en 1959, établissant que le secteur de la culture doit être protégé par d’autres lois que celles du marché. Mais comme l’a énoncé Jean Castex, « l’exception culturelle n’est pas l’exception sanitaire » (2). Cette affirmation cependant n’explique pas le privilège accordé à certains commerces.
Ce qui semble justifier le droit à la réouverture de ceux-ci, c’est leur statut « essentiel » à la vie quotidienne, selon la dénomination gouvernementale. De toute évidence, les commerces alimentaires, les hôpitaux, cliniques et cabinets médicaux doivent rester ouverts. Toutefois est-il vital d’aller faire ses emplettes dans des grandes chaînes de prêt-à-porter au coeur de grandes surfaces bondées ? Pourtant, celles-ci sont ouvertes tandis que, les cinémas, les théâtres, les musées, eux sont jugés trop « inessentiels » pour se voir octroyer ce droit.
Un manque de légitimité communément admis
Si l’on considère l’immédiateté, il est clair que l’on peut survivre sans aller voir un film ou une exposition. Mais la crise sanitaire perdure et il faut désormais apprendre à vivre avec le virus.
Le choix de ranger les lieux culturels dans la catégorie du « non-essentiel » est révélateur d’une certaine vision de la culture, qui est communément relayée au rang de divertissement. On a beau vanter ses mérites à travers les récompenses et le prestige accordé aux artistes, le fait est que dans les mentalités perdure l’idée qu’un peintre est moins utile à la société qu’un physicien. Cette idée de l’inutilité de la culture est ancrée dans les mentalités, et ce depuis Aristote, qui dans l’Ethique à Nicomaque, la disqualifie au profit de la praxis, c’est-à-dire l’action (3). Finalement, la crise du Covid-19 ne fait que révéler les soubassements d’un mépris tu. Si la culture n’est pas « utile » à proprement parler, peut-on la juger inessentielle ? Durant ce qui sera connu de tous comme « le premier confinement » (mars 2020), on a pu constater un regain d’intérêt pour la culture. S’il a été désastreux sur bien des aspects, ce confinement aura au moins amené à un certain repli sur soi favorable aux arts et à la littérature : nombreux.ses sont ceux et celles qui se sont laissé.es perdre à nouveau dans des livres, qui ont retrouvé le temps de visionner des films, composer des chansons, peindre… Parallèlement, on a constaté un bel élan de solidarité de la part des artistes, qui ont donné des performances vidéos – souvent non rémunérées – afin de continuer, malgré les restrictions sanitaires, d’exercer leur passion. Des concerts ont été réalisés en direct sur les réseaux sociaux par des artistes comme Matthieu Chedid « M », Christine and the Queens, Jean-Louis Aubert… Le ministère de la culture avait même organisé, le 14/11/2020, la « nuit des musées numérique » – la nuit des musées européenne ne pouvant pas se dérouler en physique – relayée sur les réseaux sociaux par le hashtag #NuitdesMuséescheznous. Autant de mécanismes pour pallier les sacrifices imposés par les mesures gouvernementales, qui ont plus que jamais révélé l’essentialité de la culture.
Des aides gouvernementales économiques
Malgré tout, comme le rappelle Françoise Benhamou, économiste et professeure à l’université Paris XIII et à Sciences-Po, en France, l’Etat constitue une aide bien plus importante pour le secteur culturel que dans les pays anglo-saxons. Le plan de relance pour la culture a été négocié à 2 milliards d’euros par Roselyne Bachelot, une somme non négligeable. Cet investissement s’explique notamment par le chiffre d’affaires très élevé du domaine culturel, qu’on estime à 100 milliards d’euros par année en temps normal. Cependant, Chloé Langeard, maîtresse de conférence en sociologie à l’université d’Angers, reste plus sceptique vis-à-vis de cette aide prévue, qui selon elle va dans le sens des inégalités liées à la macrocéphalie parisienne, déjà existantes dans le domaine culturel et exacerbées par la crise sanitaire. En effet, la moitié de ce plan de relance est destinée à six grands opérateurs nationaux : « Que restera-il pour les autres ? » s’inquiète-t-elle. Les collectivités territoriales, relevant elles-même d’une importante hétérogénéité économique, ont besoin des financements de l’Etat.
Mais au-delà de l’aspect essentiellement économique, ce que les acteurs de la culture attendent de la part de l’Etat, c’est un positionnement politique fort. Pour Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, dramaturge et metteur en scène, l’Etat se doit d’avoir « une ambition culturelle ». Au-delà des aides économiques, l’Etat doit s’investir dans la culture en considérant son caractère exceptionnel. Car comme le rappelle Françoise Benhamou, « l’offre ne crée pas naturellement la demande en matière culturelle ». Le bon fonctionnement d’un lieu culturel ne repose pas, comme un commerce, sur des critères de proximité ou de prix, mais sur la familiarisation, l’intérêt porté à l’activité culturelle en question (4).
La culture comme relais de voix
La culture nous définit, ou plutôt, nous nous définissons à travers elle, à travers nos goûts en matière de culture. À l’échelle de la société, la culture rassemble, c’est un vecteur de sociabilité, en cela qu’elle contribue à la construction identitaire. Plus d’une fois, elle a joué un rôle dans l’intégration en société de minorités qui en étaient rejetées : l’apparition du jazz n’a-t-elle pas permis de mettre en lumière la contribution des populations noires dans la culture et même dans la société états-unienne, n’a-t-elle pas été le fer de lance de la culture afro-américaine, politisée par la suite ? Réciproquement, la culture a été sollicitée dans des contextes politiques de revendication, pour rallier des gens à une cause, donner une voix à des populations qui militaient pour leurs droits ou leurs idées : la chanson « Bring Back Nelson Mandela » de Hugh Masekela est devenue l’hymne du mouvement de libération de Nelson Mandela, elle a contribué à donner forme et importance à ce mouvement et à faire entendre la voix des partisans de l’abolition des lois d’Apartheid. Au Chili, lors du référendum de 1988 visant à prolonger ou non le mandat (dictatorial jusque là) de Pinochet, les partisans du « non » comme du « oui » ont créés des formes de courts-métrages pour appuyer leurs campagnes (5). Et aujourd’hui encore, devant cette crise, on constate une mobilisation des artistes : Grand Corps Malade, dans sa chanson « Pas essentiel » dénonce l’absurdité du couple conceptuel essentiel/ non-essentiel. La culture de tous temps est un moyen privilégié de s’exprimer de manière puissante et durable, de faire entendre sa voix et de la faire résonner au-delà des frontières spatio-temporelles. Nous enlever la culture, c’est nous enlever une liberté fondamentale : la liberté d’expression.
« Toute oeuvre est morte quand l’amour s’en retire » – André Malraux
Dans un contexte où nous sommes matraqués par les informations de manière absolument verticale, plus que jamais nous avons besoin de ce contact horizontal que permet la culture. On a beau dénoncer parfois son caractère élitiste, la culture ne dicte pas, elle suscite la réflexion, elle invite à l’imagination et au développement de la pensée. Nous avons besoin de la culture et elle a besoin de nous, de notre intérêt pour elle.
Dans un discours prononcé au Congrès international des écrivains pour la défense de la culture à Paris en 1935, André Malraux tenait les propos suivants : « Toute œuvre d’art se crée pour satisfaire un besoin, mais un besoin assez passionné pour lui donner naissance. Puis le besoin se retire de l’œuvre comme le sang d’un corps, et l’œuvre commence sa mystérieuse transfiguration. Elle entre au domaine des ombres. Seul notre besoin à nous, notre passion à nous l’en ferons sortir. Jusque-là, elle restera comme une grande statue aux yeux blancs devant qui défile un long cortège d’aveugles. (…) Toute œuvre est morte quand l’amour s’en retire (…) Arts, pensées, poèmes, tous les vieux rêves humains, si nous avons besoin d’eux pour vivre, ils ont besoin de nous pour revivre. Besoin de notre passion. Besoin de nos désirs – besoin de notre volonté. Ils ne sont pas là comme les meubles d’un inventaire après décès, mais comme ces ombres qui attendent avidement les vivants dans les enfers antiques »(6). Malraux prononce ces très belles paroles dans un contexte où la culture est menacée par le fascisme ascendant en Europe. Aujourd’hui, ses mots semblent terriblement applicables à ce que nous vivons; c’est pourquoi il ne faut pas laisser mourir la culture. Il faut la nourrir de notre besoin d’elle, de notre amour pour elle. La laisser mourir, c’est laisser mourir une partie de nous, en tant qu’individu mais aussi et surtout en tant que société, c’est faire de nous des êtres sans passion. Voilà l’ampleur de la situation.