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jeudi 25 avril 2024

Le journal des étudiantes et étudiants de Lyon 3

LA CARICATURE À LA BARRE – RETOUR SUR LE MINI-FESTIVAL DU COLLÈGE DE DROIT

Caricatures à la barre. Accusés levez-vous et déclinez votre identité, expliquez-nous votre but et nous définirons votre légalité.

Lundi 23 janvier 2023, 17h15, l’audience se lève pour accueillir les accusés. La salle est remplie mais le silence règne. En effet, malgré ces airs légers, ce procès va trancher une question lourde de sens et d’enjeux : la caricature constitue-t-elle un abus de l’exercice de la liberté d’expression ?

Les accusés sont deux caricatures jugées outrageantes, dégradantes, irrespectueuses voire insultantes. 

La première, dessinée par Riss et paru en janvier 2016 représente deux hommes courant derrière une jeune femme pour tenter de l’agresser. Le problème n’est pas vraiment là. En dessous du titre « Migrants », une question est posée : « Que serait devenu le petit Aylan s’il avait grandi ? ». Aylan, c’est un petit garçon de trois ans retrouvé mort sur le large des côtes turques en septembre 2015, et si son nom ne vous dit rien, son image qui a fait le tour du monde vous sera sûrement plus évocatrice. Bien plus qu’un simple enfant au destin tragique, il est devenu le symbole de la souffrance des migrants et plus largement, d’un véritable problème sociétal sur lequel nous fermons les yeux. A côté de cette inscription, un logo, celui du petit Aylan, seul et bercé par les vagues qui l’ont ramené sur le rivage. Le dessinateur répond lui-même à sa question : « Tripoteur de fesses en Allemagne ». Abrupte ? Choquante ? Dénigrante ? C’est cette réponse qui fait polémique. 

La deuxième, dessinée par Coco et paru en mars 2019 a fait la une du journal Charlie Hebdo pour dénoncer une réalité bien sombre : la pédophilie dans l’Église. Au centre de la page, Jésus sur sa croix, dissimulé derrière un sexe qui lui cache tout le visage. Seul son œil se distingue et la caricature prend sens : « L’Église ouvre… enfin les yeux ». Insulte à la religion ? Désacralisation du sacré ? Outrage au plus saint de tous les saints ? Cette représentation fait débat. 

17h30, les débats sont ouverts et beaucoup d’interrogations se succèdent. La caricature va-t-elle trop loin ? A-t-elle sa place dans notre société ? Est-ce une atteinte à la dignité ? Conduit-elle à un amalgame ? Y’a-t-il une limite au choquant ? Peut-on vraiment rire de tout ? Et surtout, peut-on rire avec n’importe qui ? 

17h50, les témoins s’enchaînent. Maître Barre, vice-bâtonnier du Barreau de Lyon ouvre la séance. Juridiquement, ces dessins n’appellent pas à la censure. La seule censure qui peut s’exercer est une censure personnelle car personne ne vous force à les regarder, à lire le contenu du journal dont ils sont issus. Ces caricatures dépeignent de façon ignoble des faits qui le sont tout autant. Pour l’un, l’échec des politiques liées à l’immigration et au secours en Méditerranée, au drame personnel, familial mais aussi humanitaire représenté par le petit Aylan. Pour l’autre, le tabou des abus de l’Église, le secret de la pédophilie et le manque total de reconnaissance des victimes. L’outrage est pénalement répréhensible mais est-ce le cas en l’espèce ? Doit-on faire appel au bon sens pour condamner ces représentations ? Non. Le bon sens ne fait pas le droit, la morale est personnelle et influençable, le bon goût est subjectif. En revanche, les faits sont véridiques et la loi est inviolable. Maître Barre, en qualité de lecteur, conclut son propos en affirmant que non seulement la caricature a sa place dans notre société, mais elle est surtout essentielle à notre démocratie. C’est une pierre angulaire à la liberté d’expression, à l’esprit critique et au pluralisme des opinions. 

18h15, un jeune dessinateur, expert en dessin de presse et membre de l’association Dessinez, Créez, Liberté se tient à la barre. Son point de vue est limpide, la caricature se rattache à l’actualité et si le dessin est dérangeant c’est que l’actualité l’est encore plus. La caricature a l’avantage de s’adresser à tout le monde, mais peut-être surtout à ceux qui ne veulent pas la voir. Elle dédramatise la réalité et la rend drôle, elle aide le lecteur à alléger le poids du quotidien mais elle traduit aussi une colère, une tristesse, une indignation face à des faits qui nous dépassent. Pour comprendre une caricature, il faut s’en écarter, la contextualiser, la mettre en perspective, se demander constamment si c’est le dessin qui choque ou la réalité qui se cache derrière. En définitive, une caricature qui ne choque pas est inefficace.  

18h45, Agathe André, journaliste et créatrice de l’association Dessinez, Créez, Liberté détaille l’art du dessin de presse ; son langage, ses codes, ses formes, ses buts. Choquer, outrer, interpeller, ses objectifs sont multiples mais le résultat doit demeurer le même, faire réfléchir.  

19h15, l’audience est levée. Demain ce sera aux accusés de prendre la parole. 

Mardi 24 janvier, 17h, le procès reprend. La première caricature se tient fièrement à la barre, prête à se défendre. L’idée n’a jamais été de manquer de respect aux migrants mais de dénoncer l’incompréhension de l’opinion publique, l’hypocrisie de la communauté internationale qui s’émeut puis oublie. La caricature ne doit pas avoir de tabou et l’image n’est pas détachable de son contexte. La représentation d’Aylan n’est pas une insulte mais une commémoration d’un destin délaissé, presque normalisé. L’accusée reconnaît être choquante mais n’en a que faire, l’objectif est rempli. Ceux qui ne l’ont pas compris ne veulent en fait pas comprendre et passent à côté du véritable message. Indignez-vous de la réalité et pas de sa représentation sur une feuille de papier, aussi outrageante soit-elle. 

17h30, la deuxième caricature s’avance, c’est à son tour. Sa première affirmation est claire et sans équivoque, elle veut briser les tabous et les non-dits, montrer que tout sujet est débattable : la religion, le sexe, les abus. Ce dessin est répugnant mais il s’inspire de son sujet et la critique des religions va de pair avec les croyances dans un esprit de pluralisme. La caricature invite à la réflexion et au désaccord car finalement, si tout le monde est d’accord, personne ne réfléchit vraiment. 

18h, les plaidoiries commencent enfin. L’accusation face à la défense, la parole est à vous, donnez tout et tentez de nous convaincre. 

L’accusation débute et affirme que la restriction de la liberté d’expression ne relève pas indéniablement de la censure. La société a pris l’habitude d’opposer l’expression à son étouffement mais il n’en est rien. La loi sur la liberté de la presse est une grande liberté mais elle fait écho à un principe de responsabilité. Rire est une bonne chose, mais le rire ne doit pas être un moyen de contourner les règles établies pour le bien commun. A vouloir aller toujours plus loin, vouloir toujours plus, on peut finir par tout perdre. Dans une période de danger, la justice représente le respect et doit protéger tout un chacun. La caricature dépasse la sphère privée et porte atteinte à notre identité sociétale. C’est une violation de notre pacte social et une incitation à se vouer de la rancœur et de la haine. Les caricatures sont coupables d’outrepasser la liberté d’expression et d’entacher nos valeurs ; la liberté certes, mais aussi l’égalité et la fraternité. 

18h30, la défense se prépare à plaider. L’introduction est brusque : « le choc est un réveil ». Les émotions suscitées par ces caricatures ne sont pas une mauvaise chose bien au contraire, elles montrent que nous réfléchissons. La justice n’est ni juge du bon goût, ni juge du bon sens, elle est neutre et impartiale. La dignité n’est pas un bouclier qui nous protège ou une lance qu’on pointe sur les autres, c’est un vêtement que l’on porte et que l’on enlève. Censurer ces caricatures c’est jouer le jeu de l’indifférence, le jeu de l’immutabilité, ce qui est profondément dangereux pour une société où le pouvoir vient d’en bas. On ne peut pas discuter de sujets dont on ne connaît pas l’existence. On peut ne pas être d’accord, mais la démocratie c’est la liberté de pouvoir le dire. Il ne faut pas ouvrir les yeux mais les garder grands ouverts et contester la caricature c’est contester un droit, une envie, un besoin ; celui de rire. On peut rire de tout, mais surtout avec n’importe qui. Dans la lutte contre les injustices, la caricature est une arme redoutable car elle est non-violente mais s’utilise contre la violence. C’est une arme pédagogique, une arme qui nous rassemble et le but d’une démocratie est bien de rapprocher les gens, pas de les séparer en mettant leurs différences « sous le tapis ». 

19h, c’est l’heure de prendre une décision et pour répondre, qui de mieux que vous, que nous, que tout un chacun, lecteur ou non. Coupables ou innocents, mesdames et messieurs les jurés, la parole est à vous ! 

19h15, les juges délibèrent, les accusés sont reconnus non coupables et l’audience est close. Les caricatures n’outrepassent pas la liberté d’expression et ne portent pas atteinte à la dignité humaine ou à nos valeurs de tolérance et de respect. 

Sources :
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