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lundi 9 décembre 2024

Le journal des étudiantes et étudiants de Lyon 3

L’ hyperféminité ; vouée au dénigrement ?

Longtemps conditionnées pour réprimer notre féminité, les femmes sont soumises à une série de prédispositions sociales concernant leur identité et leur place dans le monde. Ne pas correspondre à l’idéal de féminité, voire même se placer en opposition par rapport à celui-ci, a longtemps semblé être une condition nécessaire pour pouvoir être prise au sérieux. À plusieurs reprises, on a associé l’hyper féminité à la superficialité, à la banalité, voire à la maladresse ou au manque d’intelligence. Être jolie mais muette, intelligente mais laide, mais jamais les deux en même temps.  Au cours des cinq dernières années, on a assisté à une réapparition des termes péjoratifs tels que “Bimbo”, et à un intérêt croissant pour l’esthétique hyper féminine associée à Barbie. Ce phénomène mérite d’être étudié et compris. Dans le cadre de cet article, il s’agira d’exposer les fondements de la sexuation des couleurs, notamment le rose, et d’examiner l’évolution de ces deux esthétiques et la manière dont elles contribuent à la discussion féministe.  Mina Le est une figure importante qui traite de nombreuses questions en relation avec la mode et les mouvements sociaux, notamment dans sa vidéo : Explaining the hyper femininity aesthetic. Pour la mise au point de cette analyse, reprenons des points clés de son discours – que l’on recommande vivement d’aller découvrir.

Think Pink

Commençons par la couleur la plus intéressante et pertinente, le rose. Dans le film Funny Face, au cours de la scène iconique de “Think Pink”, Kay Thompson cherche dans son monologue à “ne pas laisser tomber les femmes étasuniennes”. C’est ainsi qu’elle connaît une épiphanie : “Pink!” . Voilà la conception traditionnelle ; on associe le rose au féminin. Rose pour les filles, bleu pour les garçons.  On peut aussi donner du crédit à la première dame étasunienne, Mamie Eisenhower, pour l’image traditionnellement féminine du rose, avec sa robe rose pâle pour l’inauguration de Dwight D. Eisenhower en 1953. 

En termes d’industrie textile, une des premières réinventions du rose a été celle  du “shocking rose” par Elsa Schiaparelli. Inspirée par la bijouterie Cartier, Schiaparelli transmettait dans ses vêtements « un désir de choquer son entourage avec ses créations uniques et parfois avant-gardistes » tel que décrit par le Metropolitan Museum of Art. Progressivement, cette couleur est devenue de plus en plus populaire et associée à la figure féminine. Comme avancé par Valerie Steele, le rose est devenu l’image féminine, et par conséquent les différents types de rose sont devenus les différentes attitudes envers les femmes ; les stéréotypes de féminité ;  barbie pink, hot pink, blush pink. Ce rapprochement a commencé à se faire sentir parmi les plus jeunes ; ce qu’on appelle la « Pinkification of girl’s culture». Dans son ouvrage Pink and Blue : Telling the Boys from the Girls in America ; Jo B. Paoletti explique ce phénomène par la riposte des fils des “baby boomers” qui, ayant grandi dans des vêtements unisex, voulaient « Exit unisex; enter pinkification » . Dans son article pour The Atlantic, Ana Broadway expose comment le féminisme contemporain a, par inadvertance, associé le rose à une image plus infantile ; plus Barbie devenait scintillante plus elle était infantilisée avec un visage plus jeune que souriant.

L’Historienne de la mode Valerie Steele, dans son livre avec Regina Lee Blaszczyk ; Pink: The History of a Punk, Pretty, Powerful Color ; décrit la couleur comme provocatrice de sentiments forts d’attraction et répulsion; une des couleurs les  plus divinatrices. Néanmoins, la couleur rose a été dévalorisée et sous-évaluée au cours de l’histoire ; lors la Marche des femmes à Washington DC en 2017, beaucoup reprochent aux « pussy hats » de banaliser un sujet sérieux. Le rose a été considéré à plusieurs reprises comme une couleur peu sérieuse, même s’il est associé principalement à la beauté, au romantisme, à la féminité.  Michel Pastoureau, historien de la couleur, expose que la couleur est une construction culturelle ; c’est la société qui donne un sens à la couleur. Cela nous amène à penser que si le rose est associé aux femmes, si le rose est méprisé, c’est un résultat secondaire, presque implicite peut être, de la misogynie ; la croyance en l’infériorité des femmes mêlée à l’aversion et au rejet des femmes.

Bimbo core

Il semble ironique de penser que ce terme, utilisé pour dégrader le sexe féminin, est né du mot italien “bimbo”,  utislisé pour désigner un homme “enfant” sous une connotation négative. Le terme servait surtout au début du XXe siècle à décrire une personne aux capacités intellectuelles réduites ; ce n’est que durant les années 1920 aux États Unis que l’on a consacré son inclinaison vers le genre féminin. On l’utilisait pour se réferer à une femme attirante et sexualisée, mais à la fois naïve et “peu intelligente”. En 1920, dans sa chanson “My Little Bimbo Down On The Bamboo Isle”,  Frank Crumit décrit une femme séduisante et sexualisée. Dans la chanson, la représentation de la femme et de l’adultère que le marin entretient avec elle suggère que sa présence se limite à danser « gaiement » et à être une source de satisfaction pour le personnage masculin. Plus tard, en 1929, le personnage de Bessie Love dans le musical Broadway Melody, fait usage du terme dans une prise de colère  et insulte une des femmes du chorus en se référant à elle comme une « bimbo ». Le terme a été ensuite associé aux cheveux blonds, en même temps qu’émergeait l’imaginaire de la  « dumb blonde » ; une femme qui voit sa valeur dans ses qualités physiques et esthétiques, mais qui manque de facultés intellectuelles. Cet archétype conçoit l’impossible corrélation entre beauté et savoir : la femme attractive n’est qu’un objet, et la femme brillante ne peut pas être esthétique. À l’inverse de l’archétype de femme fatale, la « dumb blonde » toujours sexualisée, n’est pas menacante, et reste plutôt dans la naïveté. On voit cette représentation dans des films avec des « bimbo roles » tels que Gentlemen Prefer Blondes,  How to marry a Millionaire, The Las Vegas Hillbillys, …

La notion a néanmoins perdu sa pertinence dans les années 1980 et 1990, au plus fort des scandales sexuels politiques Étasuniens. L’étiquette de “bimbo” a été imposée à des femmes telles que Jessica Hahn et Donna Rice, sous une forme péjorative dans une intention de mettre l’accent sur elles, au lieu des agresseurs, et de  discréditer leur cause en minimisant leur combat.

Le terme est réapparu au cours des cinq dernières années et est devenu encore plus populaire grâce aux réseaux sociaux. La reprise actuelle du mot “bimbo” est en lien direct avec l’incertitude de la situation mondiale face à la crise du Covid ; on est amené à chercher du confort dans ce que l’on connaît, et à avoir des réminiscences de l’enfance. Nous le voyons par la récente re-popularisation des films Barbie ou par le retour de la mode Y2K (à savoir que la mode est cyclique). Dans sa vidéo, Mina Le définit le bimbo core comme une célébration satirique de la personne bimbo. Cette réclamation de la notion “bimbo” décrit souvent une femme tournée vers la gauche dans le spectre politique, pro LGBTQIA+, féministe,  et même parfois anti capitaliste. The Rolling Stone met en avant une figure prépondérante du “bimbo core”, Chrissy Chlapecka : « She often uses the « bimbo » aesthetic to promote feminism […] being one of the de facto leaders of BimboTok, a glittery island […] where “girls, gays, and theys,” engage in a collective performance of hyperfemininity». La bimbo apparaît comme une libération. Non seulement la féminité est acceptée, mais la bimbo se l’approprie en la portant à l’hyper-féminité. Cette image crée alors un espace sûr pour nous permettre de nous réconcilier avec notre féminité sans être confrontées à des préjugés sur nos capacités mentales. Se libérer du besoin d’être unique et différente, et être en paix avec l’idée d’être “comme les autres filles” (à savoir la conception normative des autres filles dites « féminines »), voilà ce qu’est le bimbocore. En ce sens, il est possible d’être à la fois « séduisante » et « intelligente », sans pour autant tomber dans l’archétype de la femme fatale. Cependant, bien que le mouvement soit animé de bonnes intentions, plusieurs critiques peuvent être formulées à son encontre.

Si l’on met de côté la culture qui peut éventuellement être favorisée par ce Bimbo core en termes d’estime et perception de soi et de chirurgie esthétique, une des critiques souvent faite à cette tendance est la relation paradoxale entre les idées qu’elle semble porter et le consumérisme qu’elle entraîne. Peut-on vraiment aller à l’encontre du Retail Wellness, si en consommant l’on alimente les poches des mégalithes de l’industrie de la beauté? Le fait de se réapproprier ce qui était autrefois imposé comme norme de beauté par les grands hommes d’affaires, finit par contribuer au modèle économique que l’on veut décrier et dont on souhaite aller à l’encontre. La popularité croissante des survêtements Juicy Couture, des jeans taille basse, des logos Playboy et des accessoires Y2K contribue à la propension que l’on a constatée ces derniers temps en termes de « micro tendances » lancées par les réseaux sociaux ; la vulgarisation massive et momentanée de certaines esthétiques, les unes suivies des autres, favorisant la surconsommation. Cela explique en partie pourquoi nous sommes passés d’environ 6 collections par an, fournies par des marques de haute couture, à environ 52 collections annuelles de fast fashion. Sans parler du coût environnemental qu’entraîne ce phénomène,  la conséquence est non seulement la permanence des conditions précaires des travailleurs de ces entreprises, mais aussi la mise à mal du label anticapitaliste de la nouvelle Bimbo.

Barbie Core

Un autre mouvement hyperféministe en expansion, pourtant moins fulgurant, est le Barbie Core. La montée en popularité du Barbie Core est surtout influencée par le film à venir de Greta Gerwig; Barbie, avec la participation de Margot Robbie et Ryan Gosling. Des images filtrées du plateau de tournage ont marqué le point de départ pour la naissance de cette nouvelle “trend”.  Une deuxième grande influence pour le Barbie core a été la collection Valentino Pink PP, ou le court métrage Pink dreams protagonisé par la it girl Zendaya. Le directeur de la photographie Marcell Rev fait une « ode à la liberté de la beauté» avec ce rose radical qui s’est  rapidement popularisé. Cette représentation a moins recours à la sexualisation et renvoie davantage à la nostalgie. Des manifestations du Barbie core se traduisent par le choix de tonalités comme le rose poudré, le sweat zippé à capuche, et en général le retour de l’esthétique Y2K.  Des  figures d’Internet telles que Chazlyn Yvonne Stunson, affirment que la vague du rose vif peut aussi servir comme déclaration sur le féminisme, la diversité et la politique mondiale; Elle ajoute pour Insider : « I think we have changed the way we think about the stereotypical Barbie girl with blonde hair and the perfect body. Nowadays, we are seeing all kinds of individuals, such as myself, partake in the aesthetic »

Shain Grain Carter, consultante fashion-business et professeure au Fashion Institute of Technology de New York, interprète cette tendance comme une réminiscence des « pussy hats» utilisés par les manifestantes étasuniennes à Washington en 2017. En ce sens, elle affirme comment le rose serait une couleur des nouvelles vagues du féminisme : « « Women are reclaiming this color as a way of empowerment at work, in politics, in finance, in media […] whether they’re trans women, young women, old women, middle-aged women, post-menopausal women, it doesn’t matter.» 

Barbie core reste relativement docile dans la sphère théorique. L’affirmation « Barbie is a girl boss now » par Grain Carter, marque un manque d’intersectionnalité, et est plutôt vaine au regard des rapports de classes sociales aujourd’hui. L’idée qu’il faut adopter des traits masculins pour réussir dans le monde des affaires montre que  l’expression passe au-dessus de la réalité des femmes de la classe ouvrière. Il sert de cheval de Troie à une fausse autonomisation des femmes qui doivent travailler à plein temps, rentrer à la maison et passer les heures qui restent à s’occuper de leur foyer, un deuxième travail. En vertical, c’est aussi une représentation de l’hégémonie culturelle qui s’impose sur le féminisme. Les femmes abandonnent leur puissance de classe, et vont commencer à réfléchir à leur ascension de classe personnelle, en termes de Robert Cox. Cela contribut à l’idée que les efforts d’une femme vis-à-vis de son environnement de travail doivent être exponentiellement plus importants que celui d’un homme qui occupe le même poste, en raison d’un besoin de prouver une aptitude ou de donner une légitimité à son poste.« Tu puedes ser lo que quieras ser»,  slogan populaire de Barbie (« Tu peux être ce que tu veux»),  ne sert pas à grand chose quand les inégalités de rapports économiques persistent non seulement en genre mais en classes. Dans cet ordre d’idée, le Barbie Core répond à une nécessité d’un Ligth Feminism pour pouvoir atteindre le quota contemporain de lutte sociale numérique mais surtout monétisable. 

S’il y a une chose à retenir de cette analyse, c’est que quelle que soit la position d’une femme sur la féminité, elle sera toujours critiquée et jugée pour son choix. Son intelligence sera examinée en fonction de ses intérêts, on lui accordera plus ou moins de crédibilité pour la façon dont elle se perçoit, et on la traitera avec plus ou moins de respect pour ce qu’elle porte. L’apparition de tendances qui veulent donner du pouvoir aux femmes témoigne d’une frustration et d’un désir de changement. Cependant, jusqu’à présent, beaucoup de ces interprétations restent à un niveau superficiel et ne prennent pas en compte une vision transversale du problème. L’idéal serait d’atteindre une réalité dans laquelle la féminité, et par conséquent l’hyper féminité, n’est pas associée au niveau intellectuel ou au prestige qu’une personne mérite. 

Sources :
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