UNE CRIMINELLE OUBLIÉE
Le 25 janvier 2024 Netflix a sorti la série « Griselda » qui retrace en six épisodes le parcours de Griselda Blanco incarnée par Sofia Vergara, qui a été à l’origine de l’un des plus grands cartels de drogue d’Amérique latine. L’histoire de cette pionnière du trafic de cocaïne a pourtant longtemps demeuré dans l’ombre de son homologue masculin Pablo Escobar. La mise en parallèle de ces deux personnages, dont les parcours ont été aussi effroyables que fascinants mais dont les genres diffèrent, témoigne de la négation des femmes au sein de notre société.
Cette série, par le seul fait qu’elle rende à cette femme sa criminalité, s’inscrit ainsi dans un mouvement féministe de réappropriation des rôles.
SORTIR DE LA PROSTITUTION
“Le seul homme dont je n’ai jamais eu peur était une femme du nom de Griselda Blanco”
Pablo Escobar.
À 19 ans, Griselda quitte son foyer pour fuir les violences sexuelles du compagnon de sa mère. Pour s’en sortir, elle doit se prostituer. Elle réussit à sortir de la prostitution en commençant à vendre de la drogue. C’est ce choix qui l’a mène sur les premiers pas d’un parcours dit “masculin”. En effet, à Medellin quand les jeunes femmes vendent leur corps pour s’en sortir, les jeunes hommes vendent de la drogue.
Deux façons de faire ce qu’on appelle de “l’argent facile”, pour lesquelles les rôles sont prédéterminés. Ce passage en tant que prostituée a marqué sa vie puisqu’elle y fait référence à plusieurs reprises. On perçoit très vite un esprit de revanche sur cette vie où elle n’avait aucun contrôle. Elle fait d’ailleurs venir des prostituées de Medellin pour transporter la drogue à Miami, comme si elle voulait leur donner la même chance qu’elle s’est donnée, afin qu’elles travaillent pour elles-mêmes.
Le début de son ascension est fortement marqué par la présence de cet entourage féminin qui a une place importante pour elle.
LA “VEUVE NOIRE”
Griselda Blanco est surnommée « la veuve noire » pour avoir tué ses trois maris. La série n’explicite pas les circonstances de la mort de son premier mari, père de ses enfants, mais lorsqu’on effectue des recherches, cela est expliqué comme une “relation violente” sans plus de détails. La série se concentre sur sa deuxième relation qui témoigne clairement cette fois d’un mari violent qui la force à avoir un rapport sexuel avec le frère de ce dernier, afin d’éponger ses dettes.
La série commence d’ailleurs par la fuite de Griselda et ses enfants après avoir tué son bourreau. Ces relations violentes ont été le deuxième point marquant de sa vie car elles sont à l’origine de son refus radical à toutes formes de soumission à un homme.
Cependant, à la fin de la série Griselda fait assassiner son dernier mari Dario Sepulveda, qui inversant l’ordre des choses, avait essayé de fuir une femme devenue violente et menaçante.
UNE TRAFIQUANTE, DES TRAFIQUANTS
Lorsque que Griselda arrive à Miami, ambitieuse de monter son trafic , personne ne la prend au sérieux et elle est humiliée par des trafiquants déjà bien installés. Elle redouble alors d’efforts et d’idées pour s’imposer dans un monde dominé par les hommes. Elle est à plusieurs reprises trahie et abandonnée par ceux qui l’entourent. C’est lorsqu’elle assassine pour la première fois un innocent que le destin de la mère de famille bascule.
En effet, elle comprend que ces hommes n’hésiterons pas à se montrer cruels pour arriver à leurs fins, et qu’elle doit en faire de même. Elle tue alors deux fois plus pour arriver au même stade que ses rivaux, répondant ainsi aux règles structurelles du monde du travail. C’est ainsi, au prix de la vie de nombreuses personnes, que Griselda Blanco s’élève au rang de la “Madrina”.
DES LUTTES QUI CONVERGENT
“On a le même problème vous et moi, quand j’entre dans une pièce, les gens ne voient qu’une femme, quand vous entrez dans une pièce, on ne voit qu’un Marielito »
Griselda.
L’ascension de Griselda résulte d’une véritable lutte, ou plus justement d’une convergence des luttes. En effet, elle recrute des dizaines de « Marielitos » immigrants cubains qui ont quitté Cuba depuis le port de Mariel en 1980 afin de fuir le régime de Fidel Castro. À leur arrivée, elle tient alors un discours poignant dans lequel les luttes convergent. Elle affirme « On a le même problème vous et moi, quand j’entre dans une pièce, les gens ne voient qu’une femme, quand vous entrez dans une pièce, on ne voit qu’un Marielito ».
Griselda lie ainsi son destin à celui de ces anciens prisonniers immigrés placés en marge de la société. Elle continue en affirmant que « Les gens se demandent comment vous exploiter et comment profiter de vous. La seule façon d’obtenir ce qu’on veut c’est de le prendre ». On voit ici qu’elle fait clairement allusion à son ancienne vie en tant que prostituée. Elle soutient que l’exploitation qu’elle a vécu rejoint celle que peuvent vivre des immigrés exploités par des hommes blancs.
C’est un moment fort de la série, dans lequel femmes et hommes racisés s’accordent un respect mutuel et une considération réciproque afin de lutter contre le même oppresseur. La coïncidence de leur statut “d’opprimé” parvient à transcender la misogynie des années 1970. C’est ainsi que l’on peut véritablement parler de convergence des luttes.
LES “RICHES BLANCS”
“Vous ne ferez plus la vaisselle pour des riches, vous serez assis à leur table à manger du homard, vous conduirez leur Cadillac, et vous nagerez dans leur foutue piscine.”
Griselda.
Les « riches blancs », c’est le nom d’un épisode de la série dans lequel Griselda comprend l’opportunité d’ouvrir un nouveau marché de la cocaïne à destination des riches de Miami. C’est une véritable revanche des latino-américains contre ceux qui contrôlent la ville, et de manière générale les États-Unis. En effet, la question est pourquoi n’ont-ils pas le droit eux aussi au “rêve américain”? L’exploitation qu’ils vivent depuis des années, les rend prêts à exploiter à leur tour un nouveau marché et à profiter de la faiblesse des riches d’une certaine manière.
C’est dans cet esprit qu’elle affirme « Vous ne ferez plus la vaisselle pour des riches, vous serez assis à leur table à manger du homard, vous conduirez leur Cadillac, et vous nagerez dans leur foutue piscine ». Le trafic de drogue apparait alors clairement comme un moyen de s’élever socialement.
JUNE HAWKINS, ÊTRE POLICIÈRE DANS LES ANNÉES 1970
June Hawkins est la policière qui enquête sur Griselda tout au long de la série. C’est elle qui a la conviction qu’une femme est à la tête d’un trafic, ce que ses collègues masculins, par leurs a priori, sont dans l’impossibilité d’imaginer cela. En effet, personne ne la prend au sérieux et elle est sans cesse rabaisser à son rôle d’interprète en espagnol . C’est ainsi que dans de nombreuses scènes, les hommes lui rappellent d’une part son statut de femme et d’autre part celui de latino-américaine par des réflexions plus ou moins sexistes ou racistes.
C’est un autre policier qui est également latino-américain qui lui tend la main afin d’intégrer une unité spéciale pour démanteler les cartels qui règnent sur Miami. Contrairement au discours de Griselda, June et son collègue regrettent que leurs origines soient entachées par la réputation des latino-américains assimilés aux trafiquants. June Hawkins qui montre un caractère déterminé arrive ainsi à se faire une place dans une police des années 1970 largement dominée par les hommes. C’est son travail acharné qui permettra en grande partie l’arrestation de Griselda Blanco et qui mettra fin à des séries de meurtres.
DEUX DESTINS FÉMININS
Ces deux femmes qui apparaissent tout au long de la série comme les deux faces d’une pièce, se retrouvent lorsque Griselda est arrêtée par la policière. C’est ainsi que deux destins se croisent alors qu’aucune des deux femmes n’auraient dû par le contexte de l’époque, en principe être là où elles se trouvent. Ces deux parcours montrent quelle voie ont choisi deux femmes latino-américaines, mères célibataires pour survivre et s’occuper de leurs enfants.
En effet, Griselda et June insistent tout au long de la série qu’elles font cela pour leurs enfants. Cependant, on peut se permettre de douter de cette justification, car même si elles apparaissent comme des mères dévouées, leur ambition et leur travail acharné révèlent le désir de jouer un rôle dans une société qui les réduit à celui de mère.
Elles restent passionnées du début à la fin par ce qu’elles font, et ne cèdent pas aux conseils des hommes de leur entourage qui ne cessent de leur répéter de “lâcher l’affaire”. Ainsi, elles préfèrent cacher cette dangereuse flamme qui les animent sous l’apparence du devoir maternel, car comment accepter qu’une femme puisse désirer et accéder au pouvoir par elle-même et pour elle-même ?
UNE FIN TRAGIQUE
Griselda a commandité en tout près de 200 assassinats. Elle finira par faire ou tenter d’assassiner toutes les personnes qui l’entourent, en raison d’une paranoïa grandissante et car elle a senti sa chute arriver à grands pas. Elle était une très grande consommatrice de drogues, que ce soit de la cocaïne ou du crack. Cette consommation excessive a sûrement participé à sa chute et à la folie qui l’a accompagnée lors des dernières années de son règne.
Elle finira par se faire arrêter en 1985 et fera en tout vingt ans de prison. Tout juste avant sa libération , trois de ses enfants sont assassinés. Griselda Blanco, alors âgée de 69 ans mourra d’une balle de la tête en 2012 à Medellin là où tout avait commencé. Ainsi, Griselda, pour ce qu’elle a incarné et non pas pour ce qu’elle a fait, peut être dépeinte comme un personnage féministe.
“Griselda commandite en tout près de 200 assassinats”