“Quelle malchance a pu dénaturer l’homme – seul vraiment né pour vivre libre – au point de lui faire perdre la souvenance de son premier état et le désir de le reprendre ?” disait Étienne de la Boétie dans son Discours sur la servitude volontaire. Loin des considérations purement idéologiques, l’écrivain français du XVIème explique comment les dirigeants asservissent leurs sujets par le divertissement. Mais dans la société de consommation, cette manipulation prend une autre dimension.
Instrumentaliser les idées féministes pour vendre des cigarettes, inventer le petit-déjeuner à l’américaine pour écouler les stocks de bacon, aider la CIA à mener le coup d’État de 1954 au Guatemala, Edward Bernays a conduit toutes ces actions avec l’aide d’un outil bien précis : les relations publiques.
Émigré autrichien aux États-Unis, Edward Bernays a su monter l’échelle sociale jusqu’à fréquenter les hautes sphères politiques et industrielles. Contrairement à ce qui est souvent entendu, Edward Bernays n’a pas fondé les relations publiques, mais les a propulsées comme un outil indispensable pour quiconque souhaite manipuler l’opinion publique en démocratie.
Dans cet article, découvrez les points marquants de la carrière d’Edward Bernays dont les actions marquantes qu’il a mené pour ses clients. Aussi, il sera question de la théorie des relations publiques issue de son ouvrage majeur Propaganda publié en 1928. Le but n’est ni de déplorer, ni d’admirer son travail, mais bien de comprendre les mécanismes de la propagande moderne.
Publicité et Relations publiques : un levier d’action différent
“La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays.” A travers cette première phrase de son ouvrage Propaganda, Bernays pose un constat très clair. Ceux qui dirigent réellement ne sont pas les politiciens, mais ceux qui formatent l’opinion publique.
Edward Bernays propose donc au lecteur d’apprendre à “organiser le chaos”. Par cela, son activité s’éloigne largement de la publicité. Selon le dictionnaire Larousse, la publicité est l’ “activité ayant pour but de faire connaître une marque, d’inciter le public à acheter un produit, à utiliser tel service, etc”.
Il s’agit donc d’une action ayant pour but de promouvoir un produit ou un service. Elle se centre donc sur l’objet et cible un public à un instant donné. Elle ne cherche pas à être durable mais à rapporter sur le court terme un bénéfice à l’entreprise qui la commande.
Bernays théorise la propagande qu’il définit comme “tout effort organisé pour propager une croyance ou une doctrine particulière”. Le levier d’action sur le public est donc très différent. Dans la publicité, il s’agit d’embellir un produit pour pousser les gens à l’acheter. Dans la propagande, dont le nom conventionnel est “relations publiques”, il faut ancrer dans la société une idée qui pousserait à l’achat d’un produit ou bien à choisir tel ou tel politicien.
Selon Bernays, le conseiller en relations publiques se doit de porter une idée au grand public par les moyens de communication modernes et les groupements dans la société. Il crée donc les circonstances permettant de créer un effet de mode qui déclenche un phénomène social. La théorie de la propagande de Bernays s’appuie en grande partie sur la psychologie.
L’apport de la psychologie dans la société de consommation
Les travaux d’Edward Bernays ont deux grandes influences : la psychanalyse et la psychologie sociale. A travers ces deux apports, Edward Bernays a su mettre en place une théorie de la propagande ayant participé à façonner la société de consommation actuelle.
A propos de la psychanalyse, il convient de noter que Edward Bernays est le neveu de Sigmund Freud. Si la psychanalyse peut s’apparenter à une escroquerie plus qu’à une véritable thérapie, des éléments théoriques de celle-ci peuvent trouver une utilité dans la propagande moderne.
Pour Bernays, les pulsions inconscientes de l’homme peuvent être exploitées afin de façonner les conduites à grandes échelles. Dans le chapitre “La psychologie des relations publiques” de Propaganda, il incite les propagandistes à trouver les mobiles cachés derrière les actions des individus et de ne pas se contenter des raisons conscientes qu’ils avancent.
Cette psychanalyse se couple avec la psychologie des foules. Théorisée sur la fin du XIXème siècle par Gustave Le Bon, cet ancêtre de la psychologie sociale considère qu’en plus de leur pensée individuelle, les individus une fois réunis en masse forment un tout avec une pensée globale. Cette pensée holistique n’est ni rationnelle ni raisonnable.
Pour Bernays, il faut donc exploiter cette dernière par l’impulsion, l’habitude ou l’émotion. Par cela, les images, les slogans, les arguments d’autorité et les mots sont les meilleurs outils. Selon l’exemple de Bernays, le mot “bolchévique” suffisait dans l’Amérique des années 1920 à disqualifier un adversaire politique. Il suffit de voir comment les termes de “gauchiste” ou de “facho” suffisent aujourd’hui à disqualifier quiconque.
L’un des meilleurs exemples de cet usage de la psychologie des masses, par le levier de l’habitude et de l’autorité, est la campagne sur le bacon. Bernays a payé des médecins pour qu’il écrivent des articles sur la nécessité de manger copieusement le matin. Grâce à cela, les stocks de son client, un producteur de bacon, ont été écoulés et les Américains se sont mis à manger du jambon dès le matin, créant ainsi le “petit-déjeuner à l’américaine”.
Utiliser les bonnes causes pour vendre
Dès le début de sa carrière, Edward Bernays comprend la nécessité d’utiliser les bonnes causes à des fins commerciales. Il a commencé par diriger deux revues médicales. Afin de les promouvoir, il a créé une organisation caritative, liée à l’une des revues, pour valoriser une pièce de théâtre pour prévenir les IST. Son organisation a reçu de nombreux dons tout en faisant la promotion de son magazine.
Dans le chapitre “L’entreprise et le grand public”, Bernays explique que les milieux d’affaires sont conscients qu’il faut coopérer avec l’opinion publique, notamment en jouant sur les sensibilités actuelles du public. Aujourd’hui, l’une des meilleures applications de ce phénomène se trouve dans les médias. Netflix propose à ses clients des programmes progressistes tandis que CNews propose des émissions réactionnaires. Il est peu probable que le but de ces produits soit d’offrir des opinions divergentes, mais plutôt de surfer, à des fins lucratives, sur les vagues idéologiques en vogue dans l’opinion publique.
De son vivant, Bernays a participé à l’une des campagnes publicitaires les plus enseignées dans les cursus de communication. Engagé par Lucky Strike pour vendre des cigarettes, il paye des médecins pour affirmer que celle-ci est bonne pour la santé. Mais cela ne suffit pas, d’autant plus qu’un tabou social interdisait aux femmes de fumer.
Marié à une activiste féministe, Bernays a utilisé ce mouvement en plein expansion pour inciter les femmes à fumer des cigarettes. A travers des parades et des soutiens d’artistes engagées, il parvient à faire passer le fait de fumer, ce qu’il sait être nocif, pour un signe d’émancipation féminine. La campagne “Les Torches de la Liberté” a permis d’enrichir les sociétés de tabac sous prétexte du féminisme, illustrant parfaitement le machiavélisme de Bernays.
Manipuler l’opinion publique en politique
Dans le chapitre “La propagande et l’autorité politique”, Edward Bernays prône que le politicien devrait se comporter comme une grande entreprise en termes de stratégie. Il dit même qu’ “un dirigeant politique est un créateur de circonstances”. Si les exemples étudiés dans cet article ont servi à des fins commerciales, il a aussi eu une expérience politique, non pas comme politicien, mais comme conseiller auprès de la CIA.
Au début des années 1950, l’opinion publique américaine connaît la “Peur rouge”, une période où règne l’anti-communisme qui est la conséquence logique de la toute jeune Guerre Froide avec l’URSS. Qualifier un adversaire de “communiste”, sans pour autant qu’il le soit vraiment, permettait de le disqualifier auprès de l’opinion publique.
Au Guatemala, l’United Fruit Company, aujourd’hui Chiquita, possède de nombreuses terres pour produire des bananes. Cependant, Jacobo Árbenz Guzmán est élu démocratiquement comme président et souhaite redistribuer des terres agricoles aux paysans, dont une partie de celles de l’UFC. Peu satisfaits par cela, voyant une perte financière mais surtout de l’influence états-unienne en Amérique Latine, la CIA et l’UFC engagent Edward Bernays.
A travers une agence médiatique, l’auteur de Propaganda a diffusé de fausses informations sur Arbenz, notamment un soutien soviétique, et recommande à la CIA de créer une fausse radio guatémaltèque anti-communiste. L’opinion publique américaine et guatémaltèque se trouve opposée au président actuel, facilitant le coup d’État américain. Avec ces stratagèmes, la CIA maintient l’influence américaine au Guatemala, plaçant au pouvoir une junte militaire soumise aux États-Unis, ce qui plongera le pays dans une guerre civile de plusieurs décennies, causant près de 200 000 morts sur le long terme.
La carrière d’Edward Bernays, connaissant son point culminant entre les années 1920 et 1960, est parsemée de pratiques ayant conduit à l’avènement des relations publiques comme une nécessité pour contrôler l’opinion publique en démocratie. Si au XVIème siècle, Machiavel prônait l’usage de tous les moyens pour arriver à ses fins, la période contemporaine ne laisse pas autant de place à la violence dans le contrôle des masses. Par la création de méthodes de contrôle plus discrètes et subtiles, on peut aisément qualifier Bernays de “Machiavel de l’opinion publique”.
Le magazine Life l’intègre dans sa liste des 100 Américains les plus influents du XXème siècle. Aujourd’hui, les méthodes de Bernays sont datées, mais les nouvelles techniques de manipulation des masses s’inspirent des travaux du propagandiste. Plutôt que de les déplorer, ne faudrait-il pas les connaître pour s’en prémunir ?