Issue d’une histoire douloureuse mêlant occupation, déportation et crimes contre l’humanité, l’Estonie est devenu l’un des États les plus innovants en Europe malgré sa faible population et sa position éloignée des grands centres du pouvoir européen. Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’inquiétude des pays baltes dont fait partie l’Estonie ne cesse de croître quant aux intentions de leur voisin russe. Cependant, l’intérêt de l’Estonie ne se limite pas aux problématiques géopolitiques comme j’ai pu le constater lors d’un voyage sur place en février 2024. Je vous invite donc à découvrir ce pays méconnu.
D’un histoire chaotique à la renaissance post-soviétique
De par sa position à l’est de la carte de l’Europe, l’histoire estonienne a longtemps été sous le joug d’autres nations : l’Allemagne, la Russie, la Pologne ou encore la Suède. Au milieu du XIXème siècle, sous la domination russe, l’identité estonienne a vécu une renaissance a conduit au réveil d’une nation. En 1917, l’Estonie est devenue une province autonome de l’empire russe avant d’être occupée par l’Allemagne en 1918. Une fois le retrait des troupes allemandes, la nouvelle Russie soviétique a tenté de l’envahir avant d’être repoussée.
Le 24 février 1918, l’État estonien est créé. Le pays, grâce à un régime très libéral, parvient à se développer au point d’atteindre le niveau de vie de la Finlande en 1934. Néanmoins, cette période florissante a été courte suite à l’invasion soviétique de 1940, conséquence de l’honteux pacte entre l’Allemagne nazie et l’URSS socialiste. Cette période trouble a conduit à la déportation de milliers d’Estoniens en URSS. Prise en étau durant la Seconde Guerre mondiale, l’Estonie finit par être conquise par l’Allemagne avant d’être à nouveau occupée par l’URSS. Annexée à l’URSS, elle devient une république socialiste soviétique. Le pays est reconstruit avec de grands ensembles d’immeubles, comme le montre le quartier de Lasnamäe à Tallinn.
La liberté se trouve largement restreinte tandis que les déportations ont continué, notamment celles particulièrement violentes de 1949 où près de 20 000 Estoniens ont été envoyés dans l’est de la Russie en 3 jours. Dans les grandes villes, il est aujourd’hui possible de visiter les cellules du KGB installées dans les caves de certains immeubles (voir image ci-contre). En 1953, on estime que les déportations ont causé la perte de 10% de la population. Cette période sombre a abouti à des condamnations pour crimes contre l’humanité en Estonie après l’indépendance, confirmées par la Cour Européenne des Droits de l’Homme en janvier 2006 dans l’arrêt Kolk et Kislyiy c. Estonie.
L’indépendance estonienne en 1991 a permis au pays de se développer économiquement sous le gouvernement de Mart Laar grâce à des techniques de “thérapies de choc” permettant d’offrir au pays un retour à la croissance dès 1995. Ce nouveau départ de l’Estonie en a fait un des États les plus modernes de l’Europe.
Le miracle technologique estonien : progrès ou dystopie ?
Conscient de l’opportunité que les nouvelles technologies peuvent apporter à l’économie nationale, le premier président estonien post-soviétique Lennart Meri a lancé le programme « Saut du tigre » en 1996 afin d’équiper les écoles d’ordinateur. Dès 2000, il n’y avait plus de papier durant les conseils des ministres.
Fortes de leurs innovations, les start-ups estoniennes sont regroupées sous le surnom #Estonianmafia. L’une des plus grandes innovations du pays est Skype, très pratique quand la température peut atteindre les -20°C en hiver. Dès 2008, l’État estonien a commencé a travaillé sur la blockchain, bien avant que le Bitcoin soit à la mode. Les universités participent à ce développement comme le montre le projet du satellite étudiant ESTCube-1 mis en orbite en 2013. Enfin, un autre exemple d’innovation est la start-up Starship Technologies créant des petits robots de livraison urbaine.
D’un autre côté, l’administration estonienne a très vite su se dématérialiser. Dès 2000, les Estoniens peuvent déclarer leur revenu en ligne, ce que font 98% d’entre eux aujourd’hui en moins de 3 minutes. En 2002, les premières cartes d’identité numériques sont mises en service. Les élections se font en ligne depuis 2005. L’authentification d’actes notariés en ligne est possible depuis 2020 tandis que les contrats de mariage peuvent être conclus en ligne depuis 2022.
Pour comprendre le fonctionnement de l’administration numérique estonienne, il convient d’étudier sa composition. Il y a au centre le système X-Road permettant de regrouper les informations des différentes bases de données. Ensuite, il y a les cartes d’identité numériques détenue par 99% des résidents de l’Estonie permettant de se connecter en toute sécurité aux sites de l’administration. Enfin, il y le portail permettant aux Estoniens d’accéder aux services publics presque tous disponibles en ligne. Par exemple, les dossiers de santé sont disponibles en ligne depuis 2008, les prescriptions sont enregistrées dessus depuis 2010 et depuis 2015, les ambulanciers peuvent directement accéder au dossier médical du patient. Aussi, les démarches judiciaires se font numériquement tandis que les audiences les moins importantes peuvent se tenir en ligne.
La question de la protection des données personnelles se pose irrémédiablement. Si une information est communiqué d’une administration à une autre, il est possible de demander immédiatement des explications et en réponse de celles-ci, porter plainte tout aussi rapidement. En 2007, suite à une dangereuse cyber-attaque, l’Estonie a ouvert sur son territoire un centre de coopération de l’OTAN dont les recherches conduiront à la création du Manuelde Tallinn en matière de droit international des cyberattaques.
En termes de dystopie, il existe l’hypothèse orwellienne de l’instauration d’une dictature qui pourrait utiliser à mauvais escient les données personnelles. Néanmoins, ce système permet pour le moment de rendre moins coûteux l’administration aux Estoniens et d’en simplifier les démarches. Par ailleurs, il s’agit d’un des États de l’Union européenne où les citoyens ont le plus confiance en leur gouvernement.
Une économie florissante soutenue par les nouvelles technologies
Si l’Estonie a su se développer par l’instauration d’une économie libérale, les banques commerciales en ont profité. En 1996, la première banque en ligne ouvre dans le pays. Afin d’assurer la sécurité des usagers, les deux principales banques du pays ont ouvert des centres d’authentification par téléphone pour le paiement en ligne.
L’économie estonienne dispose d’un secteur industriel représentant 27% du PIB dont fait partie la fabrication de pièces électroniques. 63.8% du PIB est néanmoins produit par le secteur tertiaire, celui des services. 80% de l’énergie produite dans le pays est issue de ses ressources en schiste bitumeux.
Afin d’attirer des investisseurs étrangers mais aussi des entrepreneurs en recherche de facilité administrative, l’Estonie est le premier état à avoir mis en place en 2014 un système de e-résidence. Ce système permet entre autres de bénéficier d’un environnement favorable aux entreprises où une société se crée en 4 heures maximum contre 10 jours en France. Aussi, ce système offre un environnement fiscal très léger pour les entreprises ouvertes en Estonie, même à distance.
L’Estonie est donc un État innovant où les nouvelles technologies ont amélioré à la fois la qualité de vie des citoyens ainsi que la croissance du pays. Malgré sa petite taille et sa population de moins de 1 200 000 habitants (à titre de comparaison, l’agglomération lyonnaise est peuplée de 1 700 000 personnes), l’Estonie est un pays aux multiples visages.
De Tallinn à Tartu, les deux faces d’un pays
Le centre ville de Tallinn, capitale politique, est l’un des centre villes médiévaux les mieux conservés. Les rues pavées, les vieux bâtiments hanséatiques, le Parlement, les ambassades, la cathédrale orthodoxe Alexandre-Nevski, les églises protestantes et les tours du guet offrent une ambiance toute particulière à la ville. Le centre-ville a connu d’importantes rénovations à la fin de l’ère socialiste.
Les immeubles à l’architecture soviétique surplombent le paysage tandis qu’en s’éloignant du centre, le port de passagers apparaît avec ses nombreux bâteaux en provenance de Finlande. En périphérie de la ville, les forêts émergent et se dresse le Château de Kadriorg construit sur ordre du Tsar Pierre le Grand.
Si le pouvoir politique réside à Tallinn, la “capitale spirituelle” serait Tartu. À 2 heures 30 de train de la capitale dans les rames modernes d’Elron, le trajet de la gare jusqu’au centre-ville se fait à pied dans un quartier résidentiel de petites maisons. Le centre-ville est composé d’immeubles du XVIIIème siècle dans lequel se trouve la très renommée Université (en illustration).
En périphérie de la ville, un étrange bâtiment contemporain se dresse (en photo ci-joint). Il s’agit du musée national où est racontée l’histoire estonienne dans ses meilleurs comme dans ses pires moments. Ce musée ultra-moderne ouvert en 2016 dispose d’un système tout particulier. En effet, il nous est demandé à l’entrée quelle langue nous parlons et un ticket avec une puce NFC est donné. Lorsque l’on s’approche d’un écran décrivant en estonien une pièce du musée, il suffit de glisser son billet (en photo ci-contre) sur le lecteur pour que le texte s’affiche le temps d’une minute en français.
Il est aussi possible de sauvegarder des descriptions afin de les consulter ultérieurement. Ainsi, j’ai pu écrire cet article en novembre grâce à des sources sauvegardées en février. Comme expliqué précédemment, l’histoire estonienne ne peut se concevoir sans l’histoire russe. Avec la guerre en Ukraine débutée en 2014 et intensifiée en 2022, les tensions du passé réémergent entre Tallinn et Moscou.
Narva : où s’arrête l’OTAN
Ayant rejoint l’OTAN quasiment en même temps que l’Union européenne en 2004, l’Estonie a choisi le camp de l’Occident. Néanmoins, du fait des mouvements de population dûs à l’occupation soviétique, une minorité russophone vit en Estonie. Ses droits peuvent être menacés, notamment en termes de discriminations linguistiques, par des mesures du gouvernement.
Narva, ville frontalière de la Russie, séparée par 150 mètres de fleuve, est composée en grande majorité de russophones. Dans le contexte de la fermeture de l’espace aérien de l’Union européenne aux avions russes, la ville représente l’un des derniers passages terrestres entre l’UE et la Russie où se massent les nombreuses personnes souhaitant rejoindre la Russie pour des raisons professionnelles ou familiales.
Alors qu’en 2022, le gouvernement a décidé de démanteler un char soviétique installé en mémoire de la victoire contre l’Allemagne. Cet acte a été vu par une partie de la minorité russophone comme une atteinte à leur mémoire et leur identité. Dans ce contexte de guerre en Ukraine, la crainte d’une invasion russe, l’Estonie compte installer près de 600 bunkers le long de sa frontière russe tandis que la traque aux agents d’influence a conduit à l’arrestation du Professeur Viatcheslav Morozov de l’Université de Tartu.
Narva représente donc de nombreux enjeux dans les relations russo-estoniennes qui symbolisent les tensions entre les deux États. Au vu de la position pro-ukrainienne de l’Estonie dans la guerre, il est donc peu probable qu’un relâchement se préfigure en l’absence de paix en Europe de l’Est.
Ainsi, l’Estonie est un état jeune reposant sur une nation ancienne. Culturellement et économiquement très riche, le pays connaît depuis son indépendance une montée en puissance malgré des tensions régionales. Encore peu touristique, c’est un voyage original où vous découvrirez de nombreuses merveilles.