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samedi 15 février 2025

Le journal des étudiantes et étudiants de Lyon 3

Peut-on être féministe et aimer le rap ?

« Et les filles, vous êtes pas qu’une paire de seins et un cul. Arrêtez de danser sur des musiques qui vous insultent »

Bigflo et Oli, La vraie vie

 

Le rap est aujourd’hui l’un des genres musicaux les plus populaires au monde. Depuis ses débuts dans les années 1970 dans les rues du Bronx, il a largement conquis la scène internationale, avec des millions d’auditeurs et une influence massive sur les cultures populaires. Cependant, ce genre musical continue d’être vu à travers un prisme stéréotypé, notamment à cause des paroles sexistes et misogynes qui l’accompagnent souvent. En effet, dans de nombreux morceaux, la femme est dépeinte comme une figure soumise, prête à satisfaire les désirs masculins. Cette objectification devient une norme dans un certain rap mainstream, particulièrement dans les années 2000, héritage direct du gangsta rap, où l’image de la femme a souvent été associée à celle de la conquête ou de l’accessoire :

« Ferme un peu ta gueule, vas me faire un steak frite. »  

Booba, Killer

 

« Ferme ta gueule, ou tu vas t’faire Marie–Trintigner »

Orelsan, Saint Valentin

 

« Te déshabille pas, je vais te violer »

Jul, Sort le cross volé

 

Dans une société où le féminisme progresse et où les femmes revendiquent haut et fort leur place dans la sphère publique, le rap semble parfois incarner un paradoxe : comment peut-on défendre les valeurs féministes tout en écoutant un genre musical où les femmes sont souvent réduites à des objets sexuels ? Le rap et le féminisme peuvent-ils coexister ?

Le rap, miroir de la société

Le rap est un art qui se veut authentique, brut, un reflet des réalités sociales. Comme le dit l’artiste Kery James : « Le rap, c’est la voix de ceux qui n’ont pas de voix ».  Alors OUI, évidemment que le rap peut véhiculer des messages sexistes, mais c’est parce que c’est un miroir de notre société : image des inégalités sociales, de la violence, des luttes de pouvoir et de la façon dont les femmes sont perçues et traitées dans ce système. Il n’est pas à l’origine de la brutalité subie par les femmes, il la reflète juste. En réalité, le rap n’est pas un art plus sexiste qu’un autre. Dans cette perspective, les paroles des rappeurs, parfois crues et violentes, ne sont pas forcément le produit d’une idéologie machiste, mais plutôt une photographie de l’époque, des frustrations, des violences et des inégalités qui traversent la société. Le rap, surtout dans sa version gangsta, reflète les inégalités sociales, les luttes de pouvoir, et la façon dont les femmes, tout comme d’autres minorités, sont perçues et traitées dans ce système.

D’autres artistes ont souvent écrit des paroles sexistes, pourtant ce ne sont pas des rappeurs :

« Ferme ta gueule, ouvre ton cœur et satisfais-moi »

Elvis Presley, A little less conversation

 

«  Je me sens bien dans ma folie. J’ai envie de violer des femmes »

Michel Sardou, Les villes de solitude

 

En effet, les paroles misogynes ne sont pas propres au rap mais elles sont amplifiées par le caractère direct, cru et provocateur de ce genre musical. Ainsi, lorsqu’un artiste enchaîne les punchlines en traitant son ex de « salope matérialiste » ou de « traînée », il ne s’agit pas seulement d’insultes et de vulgarité. Derrière ces grossièretés certains peuvent trouver une forme de vérité qui ne fait pas plaisir à entendre, une authenticité, voire une spontanéité qui émane d’un artiste qui écrit sans chercher à édulcorer sa phrase.

Prendre du recul

Les goûts musicaux sont éminemment subjectifs et propres à chaque personne. Un morceau de rap, comme toute œuvre artistique est ouvert à interprétation Il est libre à chacun de tirer d’un morceau de rap ce qu’il souhaite, de s’identifier à certaines paroles plus qu’à d’autres  ou simplement de se laisser entraîner par la mélodie avec plus de légèreté. Certaines femmes interprètent les paroles de rap à un niveau plus distancié, comme un storytelling, une expression d’une réalité qui ne les touche pas directement. Par exemple, certaines auditrices peuvent écouter des morceaux avec un esprit critique, prenant les paroles comme une caricature ou une hyperbole, un moyen pour l’artiste de dénoncer ou d’interroger des réalités sociales, tout en sachant que ce n’est pas un modèle à suivre. Il s’agit d’apprécier un morceau de rap sans le sortir de sa dimension fictionnelle, sans se sentir insulté.e.s.

Certains rappeurs, tout en reconnaissant la violence de leurs paroles, ont aussi expliqué que leurs chansons ne doivent pas être interprétées comme un appel à la misogynie :

« On les taquine, mais les femmes on les respecte, ne crois surtout pas qu’on aime cette image dégradante »

Nekfeu (interview)

 

«Quand je parle de femmes, ce sont mes histoires personnelles, jamais je ne fais de généralités»

Damso (interview)

Ma musique, mon choix

Au cœur du débat sur le rap et le féminisme, il est important de rappeler que le féminisme prône avant tout l’autodétermination des femmes. L’écoute de morceaux jugés sexistes ou violents peut être un acte de pouvoir, une forme d’affirmation de soi. Stigmatiser les femmes qui écoutent du rap « sexiste » en les qualifiant de « complices » d’une oppression masculine va à l’encontre de l’esprit même du féminisme. Si certaines femmes trouvent de la puissance ou de la rébellion dans cette musique, si elles apprécient simplement l’écouter, elles doivent être libres de l’écouter sans jugement.

Le rap au service de la lutte

La force narrative du rap, son côté accessible ainsi que son franc parlé en font l’instrument parfait pour dénoncer. En effet, si certains rappeurs véhiculent des messages sexistes et misogynes à travers leur musique, d’autres font du rap un outil au service de cette cause.  Nombre de rappeurs et rappeuses, en dénonçant l’inégalité des sexes et en revendiquant les droits des femmes, apportent une dimension militante à ce genre musical.

 

« Le rap, c’est la voix de ceux qui n’ont pas de voix. Et dans ce combat, les femmes ont aussi une place centrale. »

Kery James, Lettre à la République

 

« Combattre au féminin et ce depuis les premiers âges/Et quel que soit leur nom elles sont synonymes de courage »

Médine, Combat de femmes

 

« Et puisque nous venons tous d’une femme

Tenons notre nom d’une femme et notre game d’une femme

Je me demande pourquoi nous volons nos femmes

Pourquoi nous les violons, nous les détestons

Il est temps de tuer pour nos femmes

De les guérir et d’être sincères envers elles »

2Pac, Keep Ya Head Up

 

D’autres artistes comme Lous and the Yakuza, Chilla, ou même la rappeuse jamaïcaine Missy Elliott, ont fait du rap un outil d’affirmation et de résistance féministe. Elles dénoncent les violences de genre, l’objectification, et les stéréotypes, tout en réaffirmant leur droit à l’autonomie et à la liberté.

Le rap est un genre musical pluriel, souvent vu comme un miroir des tensions sociales et des inégalités. Bien qu’il véhicule parfois des messages sexistes, il reste un espace d’expression de la réalité et des préoccupations sociales. Le féminisme, dans sa diversité, peut coexister avec le rap, tant que les femmes sont libres d’écouter ce qui les touche, tout en développant un esprit critique. Le rap peut être un terrain de lutte et d’émancipation, à condition de ne pas réduire l’art à ses dérives, mais aussi de reconnaître les voix féministes qui s’y font entendre. Cela ne signifie pas que les critiques sur les paroles misogynes doivent être ignorées. Il est question de discernement et d’arrêter d’accabler les femmes de remarques telles que « mais comment peux-tu écouter ça ? », pour commencer à interroger le rap de manière plus nuancée. 

Sources :
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