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samedi 15 février 2025

Le journal des étudiantes et étudiants de Lyon 3

De Riga à Daugavpils : Mélancolie russe en Lettonie

Depuis l’offensive globale en Ukraine en 2022, les tensions diplomatiques et militaires entre Moscou et l’Occident s’intensifient. En première ligne se trouvent les pays baltiques, frontaliers de la Russie et fervents soutiens des Ukrainiens.  Annexés après la Seconde Guerre Mondiale par l’URSS, une minorité russe est encore présente dans ces trois pays ayant accédé à l’indépendance après la chute du bloc soviétique au début des années 1990. Les russophones représentent ainsi un tiers de la population de la Lettonie.

À l’occasion d’un voyage en Lettonie, entre décembre 2024 et janvier 2025, j’ai eu l’occasion de découvrir la culture lettone et les merveilles de ce pays encore méconnu. En parallèle de celles-ci, la culture russe est très présente. Je vous invite à découvrir la situation de la langue et de la minorité russe dans ce reportage de Riga à Daugavpils.

  1. Lettonie et Russie : Une histoire conflictuelle

L’histoire du territoire de la Lettonie est particulièrement complexe. Il convient donc de la retracer rapidement. Conquises durant les croisades baltes par les chevaliers de l’Ordre Teutonique et de l’Ordre de Livonie, les populations baltes se trouvent regroupées sous la confédération de la Livonie avant que les terres soient réparties entre la Suède et la Pologne-Lituanie.

Le territoire actuel de la Lettonie tombe sous le contrôle russe à l’Issue de la Grande guerre du Nord qui s’achève en 1721. Cette domination dure jusqu’à la Révolution russe de 1917 où l’instabilité permet aux Lettons d’entrevoir une perspective d’indépendance, proclamée à Riga le 18 novembre 1918. S’ensuit alors une guerre entre les indépendantistes lettons, les Lettons pro-bolchéviques soutenus par la Russie soviétique et enfin les forces lettones pro-allemandes. La guerre s’achève par le traité de Riga.

La République de Lettonie dure jusqu’en 1940 où l’URSS envahit à nouveaux le territoire et organise une sévère répression incluant des déportations. La Lettonie est ensuite occupée par l’Allemagne nazi avant d’être reprise par l’URSS en 1945. Le pays est à ce moment russifié par le remplacement des intellectuels lettons ainsi que par l’immigration russe. Le pays occupé finira par reprendre le chemin de l’indépendance avec le retour du nationalisme dans les années 1980. En 1991, des chars russes entrent dans Riga après la restauration de l’indépendance en 1990. La Lettonie retrouve pleinement et définitivement son indépendance au milieu de l’année 1991.

La période post-soviétique est marquée par l’adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne en 2004 puis à l’Espace Schengen en 2007 de la Lettonie ainsi qu’un refus de l’adhésion à la CEI, sphère d’influence russe. Le pays entre dans la zone euro en 2014.

  1. Riga : Marché central et architecture soviétique

Capitale dynamique où l’architecture art nouveau côtoie des immeubles modernes ou délabrés, Riga varie beaucoup d’une vue à l’autre. Du haut du 26eme étage du Radisson Blue Hôtel où se trouve le Skyline Bar ou encore de l’Académie des Sciences, le panorama (ci-contre) permet d’admirer les églises orthodoxes et protestantes mais aussi les constructions d’architecture moderne comme la bibliothèque nationale ou la tour Swedbank. Tout comme Tallinn en Estonie, il semble que la ville est destinée à un avenir prometteur.

Néanmoins, un tout autre visage de la ville se dévoile lorsque l’on passe derrière la gare pour découvrir le quartier de Maskavas forštate, littéralement le quartier de Moscou. Mal vu et réputé comme dangereux, ce quartier semble ne s’être jamais remis du communisme comme le laisse deviner le nombre impressionnant de bâtiments en mauvais état. En dehors de l’Église orthodoxe russe, deux autres lieux marquent l’identité russe de cette banlieue.

Premièrement, on peut y trouver le bâtiment de l’Académie des sciences de Lettonie. Cet immeuble stalinien de 108 mètres de haut est basé sur le plan des septs sœurs de Moscou, 7 grattes-ciels visant à concurrencer ceux du monde capitaliste. Dans plusieurs pays occupés ou soumis à l’URSS, on trouve des immeubles similaires comme à Prague ou à Varsovie. Au 17ème étage, on trouve un panorama ouvert aux touristes pour admirer une vue plus qu’intéressante sur Riga. Si les signes communistes ont disparu, l’immeuble reste un signe de l’occupation du pays par l’URSS.

Un second marqueur de l’identité russe à Riga cette fois-ci beaucoup plus vivant se trouve à l’entrée du quartier. Il s’agit du marché central de Riga. Sans être exclusivement russophone, le russe s’entend beaucoup au fil des échoppes et certains stands proposent du chocolat, du thé ou d’autres produits basiques venant directement de Russie. Malgré le contexte tendu entre la Russie et la Lettonie, le pays balte a importé 423 732 tonnes de céréales russes en 2023, soit 60% de plus que l’année précédente. Dans les supermarchés, notamment dans les emblématiques Rimi que l’on retrouve dans les 3 pays baltiques (et non “baltes”, l’Estonie n’étant pas de culture balte), les produits russes se comptent sur les doigts de la main et il s’agit d’alcool. Ici, c’est bien différent. Quand on discute avec les commerçants de ses stands, la langue est bien évidemment le russe.

Ces éléments de la culture russe en Lettonie contrastent beaucoup, dans ce contexte géopolitique tendu, avec les nombreux drapeaux ukrainiens présents devant tous les bâtiments publics. Pour le soir du Nouvel An inaugurant l’année 2025, les autorités ont demandé aux habitants de ne pas tirer de feux d’artifices à l’heure du Nouvel An de Moscou. Si le russe est la langue maternelle et parlé à la maison par un tiers des Lettons, elle est utilisée par 50% des habitants de Riga au quotidien.

La situation à Riga est cependant très différente de celle de Daugavpils, deuxième ville du pays où la langue russe semble être utilisée par tout le monde.

  1. Daugavpils : au coeur de la Lettonie russophone

7 heures 31 du matin, le train pour Daugavpils, deuxième ville en termes de population, part de la gare centrale de Riga à l’heure. La ligne n’étant pas électrifiée, une odeur de diesel emplit l’atmosphère et les sièges sont bien moins confortables que dans les wagons des lignes modernes. Le froid de cette fin de 2024 ne permet pas aux voyageurs de quitter leurs manteaux qui servent à certains de couvertures, endormis sur deux sièges dans le wagon vide aux trois quarts.

Située à une trentaine de kilomètres de la frontière biélorusse et à 120 kilomètres de la Russie, l’URSS avait installé une base aérienne à Daugavpils, expliquant la présence de nombreux russophones dans la ville. Sur les forums comme dans les guides touristiques, il est fréquent de lire que le russe est la langue de communication principale dans la ville. Qu’en est-il vraiment ?

En descendant du train après 3 heures 30 de voyage inconfortable, la ville semble vide. Les vieux complexes industriels soviétiques sont abîmés et bordés de petites barres d’immeubles. Derrière la ligne de chemin de fer qu’il faut contourner à pied par le périphérique, on découvre la colline aux églises. Situées à moins de 500 mètres l’une de l’autre, 4 églises se font face, toutes issues de branches différentes : orthodoxe russe, catholique, luthérienne et orthodoxe vieux-croyants. C’est dans cette dernière que j’ai eu l’occasion d’expérimenter l’usage du russe.

Entrant respectueusement dans l’église comme l’exige les règles strictes des Vieux-croyants, une dame âgée visiblement ravie de voir des visiteurs vient à ma rencontre. Elle engage avec nous une conversation en anglais à propos de l’église et souhaite en savoir plus sur nous. Lorsqu’elle interrompt la conversation pour saluer une connaissance, je lui dit “aurevoir” avec un “Uz redzēšanos” letton et elle me répond par un “до свидания” russe.

La suite de la découverte de Daugavpils se déroule naturellement dans le petit centre-ville. Construite de façon très géométrique et droite, il n’est pas bien difficile de se repérer dans la ville. La faim se faisant de plus en plus importante, un détour au restaurant s’impose. Les plats peu chers mais copieux du Gubernators offrent un réconfort particulier tandis qu’une télévision affiche des suggestions Youtube pour des épisodes de Masha et Michka en russe. La serveuse sert un client en russe et quand elle vient apporter les plats, je lui demande en anglais, avec un peu d’appréhension de blesser au vu du contexte géopolitique tendu, s’il faut mieux parler en letton ou en russe dans la ville. Elle me répond que ça n’a pas d’importance.

Néanmoins, à force d’explorer les rues, un café mais aussi le petit musée d’histoire de la ville, on comprend aisément que le russe est la langue principalement parlé ici. À la recherche d’une bouteille de šmakovka, un alcool local à 47°, je m’aventure dans un centre commercial moderne où se trouvent quelques stands tenus par des personnes âgées. La vendeuse ne parlant pas anglais, la conversation s’ensuit en russe à la maîtrise très approximative pour ma part. Satisfait d’avoir trouvé une bouteille assez petite pour circuler en bagage cabine, je suis néanmoins plus sceptique quant au goût de cette spécialité locale. Sur le parking du centre commercial, on trouve un marché où se trouve des antiquités soviétiques.

L’une des particularités à Daugavpils est que malgré l’usage omniprésent du russe, il est rare de le voir écrit, à l’exception de quelques devantures et de la presse. La ville est cependant une destination de choix pour apprendre le russe selon un article du (à retrouver) car il s’agit d’un des derniers territoires russophones de l’Union européenne. Les choix politiques actuels, fortement influencés par le contexte politique de tensions entre la Russie et l’Occident exacerbés dans les pays baltiques, sont loin d’être favorables à la langue russe.

Enfin, il semble que Daugavpils soit largement moins développée économiquement que le reste du pays. La zone de la forteresse datant du XIXème siècle est censée être en rénovation mais celle-ci avance lentement et les immeubles soviétiques trônent entre les murailles. L’ancien aéroport militaire soviétique avait pour ambition de devenir l’aéroport international de Daugavpils mais le projet a été abandonné en 2021 après 16 ans d’errance.

Surnommée la “petite Crimée balte” par Courrier International, la ville de Daugavpils pourrait bien représenter un talon d’Achille pour la Lettonie. En juin 2024, la police recherche des individus ayant chanté des chants soviétiques dans les transports de Daugavpils, pratique pénalement répréhensible. En novembre de la même année, deux individus ont été arrêtés pour avoir tagué des symboles militaires pro-russes dans un quartier résidentiel de la ville. Cependant, il convient de rappeler que rien ne démontre l’adhésion de l’ensemble de la population de la ville à la politique étrangère de la Russie d’aujourd’hui.

Malgré son histoire intéressante que l’on peut découvrir dans un musée, Daugavpils semble bien triste. La ville semble prise en étau dans les tensions géopolitiques actuelles et son potentiel, par sa situation non loin de la frontière lituanienne, manque à être exploité. Il semble y avoir bien peu d’investissements dans la deuxième ville de Lettonie.

  1. L’avenir de la minorité russe au suspens de la géopolitique

Membre de l’OTAN depuis 2004, la Lettonie a immédiatement soutenu l’Ukraine lors de l’offensive généralisée de 2022. Dans les rues de Riga comme de Daugavpils, les drapeaux ukrainiens sont dressés de partout. Le conseil municipal de Riga a décidé de renommer la rue où se trouve l’ambassade de Russie la “Rue de l’indépendance ukrainienne”. En mars 2024, le nombre de réfugiés ukrainiens était de 47 000.

Militairement parlant, il est peu probable que la Russie cherche à s’en prendre à la Lettonie, notamment par sa participation de l’OTAN et au risque de l’utilisation de l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord qui entraînerait à une guerre entre la Russie et l’ensemble des membres de l’OTAN. Cependant, les dépenses militaires sont passées de 2,1% du PIB en 2022 à 3,2% en 2024. Par ailleurs, le service militaire obligatoire a été rétabli en 2024. La Russie est donc bel et bien perçue comme une menace par le gouvernement letton, d’autant plus qu’un drône militaire russe s’est écrasé dans l’est du pays à Rēzekne le 7 septembre 2024.

Malgré ces tensions géopolitiques inquiétantes, le commerce entre la Russie et la Lettonie ne s’est pas arrêté. En 2022, la Russie représentait 6% des exportations et 6% des importations. En 2023, la Lettonie est le premier exportateur de whisky vers la Russie et de nombreuses entreprises occidentales se servent du pays comme plaque tournante afin d’expédier vers la Russie, sans l’indiquer comme destination finale, leurs produits. En 2024, le gouvernement a temporairement interdit les importations de denrées alimentaires depuis la Russie même si comme expliqué précédemment, il est toujours possible d’en trouver sans difficultés sur certains marchés.

Les tensions se manifestent également sur le plan mémoriel. Le 9 mai, fête de célébration des soldats soviétiques morts, de nombreux Russes de Lettonie rendent hommage aux soldats malgré le fait que ces célébrations soient interdites, symboles de l’occupation soviétiques. L’intégration des Russes à la nation lettone est par ailleurs compliquée par les difficiles conditions d’accès à la citoyenneté lettone.

En 2023, la Lettonie a réformé sa loi sur l’immigration et impose désormais aux Russe de Lettonie de passer un test de langue lettone à valider au niveau A2 pour pouvoir rester en Lettonie. Cette obligation a été qualifiée de “russophobique” par la porte-parole du Ministère des affaires étrangères russes tandis que les défenseurs de cette mesure y voient un moyen de protéger la Lettonie contre une potentielle ingérence russe.

Enfin, l’avenir de la langue russe est compromis. En 2024, la Cour constitutionnelle a validé la fin des écoles russes dans le système scolaire qui était jusqu’à présent double : écoles lettones et écoles russes. Le russe pourra toujours être enseigné mais le letton sera l’unique langue d’enseignement. Les minorités russophones perçoivent ceci comme une atteinte à leurs droits. Pour rappel, en 2012, un référendum constitutionnel letton a conduit au refus d’ajouter le russe en seconde langue officielle à 75%. Les résultats du référendum laissent cependant apparaître la fracture linguistique avec les régions russophones votant majoritairement pour.

Descendant de ou anciens travailleurs et militaires envoyés dans la RSS de Lettonie par le gouvernement, les droits des Russes de Lettonie sont progressivement restreints dans le contexte de tensions géopolitiques dont ils ne sont pas responsables. Si cette diminution des droits de ces minorités est justifiée par certains certains politiciens comme Inese Vaidere qui les considères comme des occupants, le sociologue Martins Kaprans estiment que les Russes de Lettonie “sont attachés culturellement à la Russie, ils ne le sont pas politiquement” comme le rapporte Anne-Françoise Hivert pour Le Monde.

  1. En conclusion

Encore peu touristique, la Lettonie est une destination culturellement riche qui mérite d’être visitée. Les Lettons sont fiers de leur nation, comme le montre les festivités du Nouvel An où la première chanson entonnée dans les rues en 2025 du centre-ville est l’hymne national. La question de la minorité russe reste un sujet tendu malgré la banalité de l’usage de la langue au quotidien. On ressent une certaine mélancolie dans les quartiers et villes russophones où les habitants sont pris en étau dans une dynamique géopolitique les dépassant.

Avant de quitter le pays, à 4 heures du matin, pendant que j’attends patiemment le Bolt dans le hall de l’hôtel où logent de nombreux touristes russes, pourtant bien moins nombreux depuis le depuis de l’offensive totale de 2022 en Ukraine, la réceptionniste récupère la clé de la chambre tandis qu’un homme seul regarde un film en russe à la télévision. Voyant que je ris devant cette comédie absurde, il s’approche et explique qu’il s’agit d’une parodie de la fameuse comédie soviétique “Ирония судьбы, или С лёгким паром!” (“L’ironie du sort”, l’équivalent de “Le Père Noël est une ordure” en Russie).

La question de la langue et de la minorité russe en Lettonie reste donc un sujet tendu. Pour le gouvernement, la minorité russe représente un éventuel talon d’Achille mais leur stigmatisation pourrait aussi conduire à leur récupération par d’autres forces politiques. Il est difficile de prédire l’avenir de cette minorité qui dépendra très probablement de l’issue de la guerre en Ukraine et des conditions de la paix de celle-ci.

Sources :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Images : Ruben Coletti, lors de son voyage en Lettonie.

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