Après un premier tour serré au Brésil le 4 octobre dernier, qui n’a donné à Lula da Silva, l’ancien président de gauche, qu’une faible avance sur son opposant, le président sortant Jair Bolsonaro, la situation électorale à l’approche du second tour le 30 octobre est tendue.
Le président sortant Jair Bolsonaro, présenté par sa femme Michelle Bolsonaro comme « l’élu de Dieu pour sauver le Brésil et aider les femmes », est pourtant à l’origine d’un bilan désastreux en termes de droits des femmes. Entre ses propos sexistes, un recul fort des droits des femmes et notamment du droit à l’IVG, ainsi qu’une augmentation des violences sexuelles, Bolsonaro ne semble pas le candidat idéal pour porter sur la scène fédérale les intérêts des Brésiliennes. Ce bilan catastrophique de ses années de mandat vient confirmer une vague conservatrice forte au Brésil, qui s’est accentuée dans les dernières années avec une montée de la droite conservatrice, de l’extrême droite et des partis évangélistes, qui déploient de sérieux efforts pour réinstaurer une vision des « femmes au foyer », sans IVG, sans protection de l’Etat, et surtout, avec une balle dans le crâne. Le second tour sera donc décisif pour les droits des femmes, dans un pays où ceux-ci sont déjà au bord du gouffre.
Historique et actualité des droits des femmes au Brésil
Si le Brésil a fait partie, au cours du XXe siècle, des pays qui semblaient à l’avant-garde des droits des femmes, avec le droit de vote et la candidature électorales féminins acquis en 1934, l’actualité de ces dernières années tend plutôt à indiquer un fort déclin de la représentativité politique, des droits reproductifs et de la sécurité face aux violences des femmes brésiliennes.
Violences conjugales et féminicides
Au Brésil, on assiste depuis plusieurs années à une recrudescence des violences de genre. La Loi Maria da Penha, votée en 2006, était pourtant prometteuse : Maria da Penha était une biopharmacienne, et avait reçu une balle de son mari pendant son sommeil en 1983. Paraplégique à vie, elle avait entamé un combat judiciaire qui est allé jusqu’à la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme, qui a finalement condamné le Brésil pour son inaction. Cela a permis à cette loi majeure d’être adoptée : l’instauration de tribunaux spéciaux, des peines plus strictes, des refuges pour les femmes dans les villes de plus de 60 000 habitants, étaient les mesures clés de cette législation.
Si cette loi a été élue par l’ONU comme troisième meilleure loi du monde pour lutter contre les violences conjugales, force est de constater que ses effets, s’ils ne sont pas nuls, sont très minimes. Le Brésil occupe la 5ème place sur le classement peu glorieux des pays en matière de violences en 2013, année où 4762 femmes ont été assassinées. Ce sont d’ailleurs principalement des femmes noires, qui ont vu leur taux d’assassinat augmenter de 54% entre 2003 et 2013. 70% sont des adolescentes ou des enfants, et entre 2014 et 2015, les violences sexuelles ont augmenté de 129%. En moyenne, 4 fillettes entre 10 et 13 ans sont violées chaque heure, d’après l’Annuaire Brésilien de sécurité publique de 2019. Les chiffres parlent pour eux-mêmes.
Cela s’explique en partie par un port d’armes toujours plus assoupli et normalisé par le gouvernement fédéral, et la députée fédérale Erika Kokay affirme : « Nous vivons dans un gouvernement qui banalise la mort ». Le fort front parlementaire pro-armes n’aide pas, et entre 2013 et 2018, les cas de féminicides par arme à feu au sein de la famille ont augmenté de 25%, ce qui coïncide avec l’augmentation de l’accès aux armes à feu, d’après une étude réalisée par l’Atlas da violência 2020.
Enfin, un facteur aggravant des violences sexuelles est le recul de l’accompagnement des victimes : en 2019, on dénombrait 76 hôpitaux de référence pour les cas de violence sexuelle contre les femmes. En 2020, il n’en restait que 42. En outre, seulement 26% du budget destiné à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles ont été utilisés par le Ministère des Droits des femmes.
Droit à l’Interruption Volontaire de Grossesse
Le droit à l’avortement est une autre facette du bilan désastreux des dernières années au Brésil. En moyenne, six enfants entre 10 et 13 ans avortent chaque jour dans le pays. Le Brésil n’autorise l’avortement qu’en cas de viol, de danger pour la vie de la femme ou de problèmes congénitaux graves du fœtus, exceptions qui sont d’ailleurs constamment remises en question par la droite conservatrice et religieuse.
Le dernier exemple en date de cette remise en question est celui du décret du 28 août 2020, qui impose de nouvelles exigences pour l’accès à l’avortement des femmes victimes de viol. Par exemple, le décret instaure l’obligation pour le personnel médical de proposer à la femme une échographie pour voir l’embryon ou le fœtus. Une femme qui entame une procédure d’IVG doit désormais « raconter en détail » les faits de viol, et doit également faire face à des poursuites judiciaires en cas de manque de preuves. Dernière mesure liberticide de ce décret : le viol est désormais obligatoirement signalé à la police par dépôt de plainte, sans obligation de consentement de la femme concernée.
Ces nouvelles restrictions ont été fortement dénoncées par les mouvements qui luttent pour le droit à l’avortement : la députée de gauche Jandira Feghali a annoncé avoir présenté un projet de loi pour bloquer le décret en question, et seize députés ont écrit à la Haut Commissionnaire des Nations Unies aux Droits de l’Homme, Michelle Bachelet, pour lui demander d’intervenir.
Une vague conservatrice
Tendances religieuses
Un premier élément de la remontée conservatrice au Brésil est l’élément religieux, avec une augmentation de l’influence des groupes évangélistes, qui soutiennent d’ailleurs les politiques d’extrême-droite de Bolsonaro. Au Congrès, la « bancada evangelista », un groupe de parlementaires lié aux Églises évangéliques, se positionne explicitement en opposition par rapport l’avancée des droits des femmes. En 2017, une commission spéciale de la Chambre des députés a été créée, avec pour objectif d’allonger la durée du congé maternité. Cependant, le texte final ressemblait plutôt à une tentative de prohibition de l’avortement, même en cas de viol.
Plus généralement, les Églises évangélistes gagnent du terrain en politique et dans l’opinion publique. Presque toutes sont opposées à l’avortement. Si l’Eglise catholique est positionnée en faveur des droits fondamentaux des femmes, et contre les violences, elle peine à se faire entendre sur la scène politique.
Tendances politiques
Les aspirations politiques en matière de droits des femmes ont déjà peu de chances d’atteindre leur fin, si l’on considère la question de la représentativité politique des femmes : il n’y a pas de parité politique au Brésil. En 2018, on ne comptait que 77 femmes parlementaires parmi les 513 élus. La même année au Sénat, les femmes ne constituent que 13% des nouveaux élus.
En plus d’un cruel manque de représentation politique, la tendance des partis est, elle aussi, au conservatisme de droite, voire à l’extrême droite, à l’image du président sortant Jair Bolsonaro. Celui-ci avait notamment confié le Ministère des Droits des femmes à Damares Alves, une pasteure évangélique, elle-même condamnée par la justice pour avoir tenu des propos sexistes.
En outre, la Présidente de la Commission Constitution et Justice (CCJ) de la Chambre des députés, Bia Kicis, a annoncé au début du mandat qu’un projet de loi des « bonnes mœurs » serait l’une des priorités de la CCJ.
« Nous avons quelques projets prioritaires, c’est le cas de la réforme administrative et, évidemment, de toutes questions liées à la pandémie et, n’ayez aucun doute sur le fait que nous présenterons à la Commission une série de lignes directrices concernant les bonnes mœurs », a-t-elle déclaré dans un entretien au site Metrópoles.
Le projet conservateur de « bonnes mœurs » de Jair Bolsonaro a d’ailleurs pour principale autrice Chris Tonietto, députée fédérale. Parmi ses propositions : la suppression de l’IVG dans les établissements publics de santé, ainsi que le retrait du droit à des soins de santé publique pour les personnes transgenres. L’agenda sexiste du gouvernement Bolsonaro s’est donc doublé sans surprise d’un agenda transphobe.
Pour résumer, la vague conservatrice brésilienne menace le droit à l’IVG – même en cas de viol, risque de mort et fœtus anencéphale ; le droit à l’éducation, à la sensibilisation et l’information sur la contraception, à la distribution par le système de santé publique de la pilule du lendemain (considérée comme abortive), et l’accès au planning familial ; le droit à la sexualité ; le droit à la protection des femmes face aux violences de genre.
Les parlementaires féministes qualifient cet agenda conservateur de « retour au foyer » pour les femmes, comme l’avait affirmé Joluzia Batista, qui travaille pour le Centre d’études féministes et de conseil. En parallèle des mouvements militants féministes, le Front Parlementaire féministe et antiraciste a été créé en 2019 dans la Chambre des députés.
Des élections décisives dans un contexte de remise en question des droits humains
Le gouvernement Bolsonaro s’est donc accompagné, en parallèle d’un sexisme institutionnalisé, d’une forte dynamique de violences à l’encontre des minorités.
La première victime de ces violences est la communauté LGBTQIA+, qui voit ses droits constamment remis en question. Le projet de loi 2016/2019, rédigé par le député fédéral Walter Alves, propose par exemple de modifier le code pénal afin que le crime de féminicide ne concerne plus que les femmes hétérosexuelles.
On assiste également à un recul des droits concernant les soins aux personnes transgenres, tels que l’autorisation d’hormonothérapie croisée à partir de 16 ans et la chirurgie à partir de 18 ans, des droits qui étaient auparavant garantis. Ce retour sur les droits des personnes transgenres s’est opéré via les PDL 19/2020, PDL 38/2020 et PDL 47/2020 des députées fédérales Chris Tonietto et Carla Zambelli.
Les droits des peuples autochtones sont également largement entravés. Perçues comme des « ennemis de l’intérieur », qui poseraient un obstacle au développement du Brésil, les populations autochtones sont victimes d’une « politique génocidaire, ethnocidaire, antiécologique et anti-indigène » depuis 2019, selon la Coalition solidarité Brésil. Enfin, les forces ultra-conservatrices « BBB » (« Balles, Bible, Bœuf », pro-armes et militaires, évangéliques, et grands propriétaires terriens éleveurs de bœufs), paralysent la Fondation National de l’Indien, organisme en charge de la démarcation des territoires autochtones.
L’augmentation des violences et notamment des violences politiques que connaît le pays depuis quelques années touche d’ailleurs, encore sans surprise, plus particulièrement les personnes racisées. Les assassinats et agressions contre les candidat.e.s sont majoritairement destinés aux candidates noires. 98,5% d’entre elles affirment avoir souffert de la violence politique au moins une fois dans leur carrière.
En conclusion, le Brésil fait face à une grave crise des droits humains, et la résolution de cette crise ne semble absolument pas envisageable dans l’hypothèse d’un nouveau mandat Bolsonaro. Pour réaffirmer les droits des minorités qui connaissent un recul sévère – et pas qu’au Brésil, d’ailleurs – la seule issue possible qui s’impose est celle du blocage électoral de Bolsonaro. Parmi les électrices, la grande majorité avait annoncé vouloir porter Lula da Silva à la présidence dès le premier tour. Si Lucia Tomie, militante féministe, affirme : « En tant que femmes nous savons ce que nous avons perdu avec les quatre années de Bolsonaro », il est clair que les enjeux du second tour sont majeurs dans l’optique de mettre un point d’arrêt à la vague conservatrice et liberticide qui touche actuellement le Brésil.