Le 19 mai 2011, Manal al-Sharif s’installe au volant de sa voiture dans les rues de Khobar, en Arabie saoudite. Avec des gestes sûrs, elle attache sa ceinture, allume le moteur et démarre. Une scène banale partout ailleurs, mais qui, ici, devient un acte de rébellion. Ce jour-là, Manal décide de défier un système qui considère les femmes comme des mineures à vie.
Une amie est assise à côté d’elle et filme. On la voit rouler calmement, sourire parfois, expliquer en arabe :
« Si un homme peut conduire, une femme le peut aussi. Rien dans la loi ne l’interdit.»
La vidéo devient virale. Deux jours plus tard, dans la nuit du 21 mai, la police secrète l’arrête à son domicile. Son crime ? Avoir osé défier une monarchie absolue qui s’appuie sur une théocratie wahhabite pour maintenir son contrôle sur la société.
“Comprendre le cas de Manal al-Sharif en 2011 : une contestation au cœur d’une monarchie absolue et théocratique”
L’Arabie saoudite en 2011 est un État structuré autour d’une monarchie absolue où tous les pouvoirs – exécutif, législatif et judiciaire – sont concentrés entre les mains du roi Abdallah ben Abdelaziz Al Saoud, qui dirige le pays depuis 2005. Le pays ne possède ni Constitution formelle ni Parlement élu, ce qui fait du souverain la figure omnipotente, sans contrôle effectif sur ses décisions. En parallèle, l’Arabie saoudite est également une théocratie, gouvernée selon une interprétation stricte de la charia, en grande partie imposée et interprétée par le clergé wahhabite. Ce dernier, en soutien à la famille royale, joue un rôle central dans la régulation de la société saoudienne, en particulier des comportements des femmes, et justifie de nombreuses restrictions par des principes religieux.
Dans ce contexte, les femmes saoudiennes sont soumises à une série de lois discriminatoires qui les maintiennent sous tutelle masculine (wilaya), empêchant toute autonomie, qu’il s’agisse de travailler, voyager, ou même de se marier sans l’accord d’un tuteur masculin. Ces restrictions légales sont renforcées par une police répressive qui veille à l’ordre social et moral du pays. Elle se divise en trois branches principales :
1. Le ministère de l’Intérieur, dirigé par le prince Nayef ben Abdelaziz, qui orchestre la répression politique et lutte contre toute forme de dissidence.
2. Le Mabahith, la police secrète, qui traque les opposants et les militants de la liberté d’expression.
3. La police religieuse (mutawa), qui impose l’ordre moral et s’attaque particulièrement aux femmes, en les harcelant ou en les punissant pour avoir enfreint les règles sociales, telles que le port du voile ou la séparation entre les sexes.
Dans ce système, où la répression et le contrôle sont omniprésents, le combat pour les droits des femmes est donc une forme de défiance directe envers le régime, qui maintient les femmes dans un statut de citoyennes de seconde zone.
C’est dans cette Arabie saoudite dominée par un pouvoir absolu et patriarcal, où les femmes n’ont pas le droit de se déplacer, de travailler ou de prendre des décisions autonomes, que Manal al-Sharif décide en 2011 de briser le silence et de défier l’autorité en conduisant seule dans les rues de Khobar. Son acte devient un symbole de résistance et un appel à l’émancipation des femmes dans un pays où toute contestation de l’ordre établi est considérée comme une menace pour le pouvoir en place.
Le 19 mai 2011 : la révolte d’une femme
Avant le 19 mai 2011, Manal al-Sharif n’était pas une militante de longue date ni une figure publique connue. Informaticienne chez Saudi Aramco, elle menait une vie relativement ordinaire. Pourtant, elle va devenir l’un des symboles les plus puissants de la lutte pour les droits des femmes en Arabie saoudite.
Son combat naît d’une frustration quotidienne : comme toutes les Saoudiennes, elle est privée du droit de conduire.
Manal raconte comment, pour elle, tout a commencé.
Son propre frère l’encourage à apprendre à conduire lors d’un voyage aux États-Unis. Là-bas, elle a ressenti un mélange de fascination et de colère en voyant des femmes au volant sans aucune restriction.
À son retour en Arabie saoudite, l’idée de se soumettre de nouveau à une interdiction absurde lui est insupportable.
Le 19 mai, lunettes de soleil sur le nez, elle prend place derrière le volant et démarre. Dans la vidéo qu’elle enregistre, elle lance :
« Il faut arrêter d’attendre que les choses changent toutes seules. Si nous voulons nos droits, nous devons aller les chercher. »
Dans le vidéo, elle parle aussi d’une réalité absurde : les femmes saoudiennes peuvent posséder une voiture, elles peuvent même employer un chauffeur privé, mais elles n’ont pas le droit de tenir elles-mêmes le volant. Elle interpelle directement les autorités :
“Nous ne demandons pas la lune. Nous demandons simplement à être traitées comme des citoyennes.”
Quelques heures après la publication de la vidéo sur YouTube et Facebook, elle devient virale. Partagée des milliers de fois, elle suscite des réactions passionnées. Beaucoup la soutiennent, mais d’autres, plus conservateurs, la dénoncent violemment. Certains commentaires sont glaçants : “Qu’on la fouette en place publique.” “Elle mérite la peine de mort.”
Manal n’ignore pas les risques qu’elle prend, mais elle se sent investie d’une mission. La campagne Women2Drive, qu’elle a contribué à lancer, vise à pousser les femmes à braver l’interdiction de manière pacifique, en prenant le volant le 17 juin 2011. Son message est clair :
“Si vous croyez que c’est un droit, alors agissez comme si vous l’aviez déjà.”
Mais Manal n’a pas le temps d’attendre le 17 juin: elle était déjà devenue une menace pour l’ordre établi.
L’arrestation et la répression d’État
Le 21 mai, en pleine nuit, des agents du Mabahith, arrêtent Manal à son domicile.Elle est placée en détention dans la tristement célèbre prison de Dhahban, où sont envoyés les prisonniers politiques.
Son interrogatoire dure des heures. On lui demande qui l’a encouragée, si elle travaille pour une puissance étrangère, si elle fait partie d’un complot occidental pour déstabiliser le pays.
Pendant neuf jours, elle est enfermée, privée de contact avec ses proches. Son frère, qui l’a soutenue, est également arrêté. Elle sait que son cas n’est pas isolé : des militantes avant elle ont été arrêtées, battues, réduites au silence. Pourtant, elle tient bon.
Face aux pressions internationales (Amnesty International, Human Rights Watch, et même Hillary Clinton), elle est libérée le 30 mai 2011, à condition qu’elle signe une déclaration où elle promet de ne plus jamais conduire.
À sa sortie, elle est sous le choc. Les médias d’État ont orchestré une campagne contre elle, la présentant comme une menace pour l’ordre moral du pays. Mais elle refuse de se laisser intimider :
“Je suis sortie, mais je ne suis pas libre. Aucune femme ne l’est tant que nous ne sommes pas égales devant la loi.”
Elle quitte alors le pays, contrainte à l’exil.
Aujourd’hui, Manal al-Sharif vit à Sydney, où elle poursuit son combat pour les droits des femmes. Depuis ses réseaux sociaux, elle dénonce les injustices en Arabie saoudite et milite pour l’émancipation féminine, notamment à travers sa plateforme Women2Hack.
2018 : une victoire en trompe-l’œil
Si l’exil permet à Manal de s’exprimer librement, il souligne aussi le paradoxe de sa lutte : l’Arabie saoudite a levé l’interdiction de conduire en 2018, mais les militantes qui ont osé braver la loi, comme elle, restent exilées, réduites au silence ou emprisonnées.
La victoire semble partielle : un droit accordé, au prix du bannissement de celles qui l’ont conquis.
Effectivement, en 2018, sous l’impulsion de Mohammed ben Salmane, l’interdiction de conduire est enfin levée. L’Arabie saoudite célèbre cette réforme comme un signe de modernisation. Mais Manal n’est pas dupe.
“Ils veulent nous faire croire que c’est une victoire. Mais pourquoi alors celles qui ont mené ce combat sont-elles en prison ?”
La liberté conquise par certaines reste un crime pour d’autres, car pendant que des femmes ordinaires prennent enfin le volant, Loujain al-Hathloul et d’autres militantes sont arrêtées, torturées et réduites au silence.
Manal, bien qu’exilée, est l’une des rares à pouvoir encore s’exprimer librement. Mais son destin rappelle que, dans les régimes autoritaires, même la victoire peut avoir un goût amer. Le droit est accordé, mais celles qui l’ont revendiqué en premier sont réduites au silence.
Mohammed ben Salmane ne cherche pas à libérer les femmes : il veut moderniser l’image du pays pour séduire les investisseurs étrangers, tout en maintenant un contrôle total sur la population.

Un combat toujours en cours
Dans son livre Daring to Drive, l’activiste saoudienne revient sur son parcours, mais aussi sur la nature du régime de son pays, qui oscille entre réformes superficielles et répression brutale.
Son histoire, est celle d’un combat qui dépasse la simple question de la conduite. Il s’agit de liberté, d’autonomie, du droit fondamental d’exister en tant qu’individu.
Son message reste plus que jamais d’actualité :
« Ce n’était jamais une question de voiture. C’était une question de contrôle. »