« Il paraît que la crise rend les riches plus riches et les pauvres plus pauvres. Je ne vois pas en quoi c’est une crise ». Les paroles du célèbre Coluche raisonnent encore. La crise sanitaire, conséquence de la pandémie mondiale du coronavirus, ne fait pas exception. Cette dernière est une aubaine pour quelques-uns, une accalmie pour tous. En effet, les mastodontes américains de la haute technologie en sortent gagnants. Amazon et Apple ont, par exemple, affiché des profits insolents et des croissances avoisinant les 80%. La grande distribution tire aussi son épingle du jeu et résiste à la crise économique en diversifiant ses services : livraisons à domicile, drive, etc. Enfin, l’industrie pharmaceutique a été évidemment boostée par les fonds de recherche avec à la clé un vaccin contre la COVID 19 pesant des milliards d’euros de gain. En parallèle, on observe un effondrement de l’« économie réelle » qui n’intimide pas les courbes de Wall Street. C’est ce que Roberto Saviano – célèbre journaliste et écrivain napolitain – résume par la « Covid economy ». Il la définit comme une économie totalement inégalitaire créée par la pandémie. En effet, qui s’occupe de l’avenir des commerçants, des restaurants, des cafés, des petites entreprises, des hôtels, des transports, etc. ? C’est là où l’on retrouve tout le splendide de l’auteur du célèbre livre Gomorra. Sa réponse est sans équivoque : la mafia rafle la mise.
Même si un arrêt spontané de l’économie pourrait laisser penser à une pénalisation du crime organisé, il n’en est rien. Comme le souligne Clotilde Champeyrache, criminologue et économiste au Conservatoire national des arts et métiers, « la plupart des trafics notamment en ce qui concerne celui de la drogue ont continué. On a vu apparaître aussi de nouveaux trafics ». A titre d’exemple, Europol – l’agence européenne de police criminelle – a saisi plus de 34 000 masques chirurgicaux destinés à la vente illégale entre le 3 et le 10 mars 2020 seulement. Selon Roberto Saviano, l’investissement du secteur sanitaire par les organisations criminelles n’a rien de nouveau. Cette implication existe depuis bien longtemps, elle est juste devenue plus visible car motivée par la demande. En Italie, l’organisation des soins de santé est du ressort des régions. Comment expliquer que la Lombardie, la région la plus décimée par le coronavirus, soit la moins prête à affronter l’épidémie alors même qu’elle est la région la plus riche d’Italie ? Il suffit de se pencher sur la récente arrestation du président de la Lombardie, Roberto Formigoni, pour corruption concernant les liens entre le secteur privé de la santé et le pouvoir régional. D’après le spécialiste napolitain des criminalités, il ne réside aucun doute sur le fait que la Camorra et la Ndrangheta calabraise ont infiltré l’économie légale du nord. Roberto Saviano est ferme : « moins on soutiendra les économies des pays frappés par la crise du Covid, plus on laissera de pouvoir au crime organisé ». Rien de nouveau à nouveau. En jetant un coup d’œil à l’histoire passée, le constat est frappant. Au XVIIe siècle, l’épidémie de peste fait rage. Le gouvernement de Milan perd le contrôle et laisse à la mafia le soin de « sauver » de la ruine des usines, des restaurants et des quartiers entiers. En 1884, c’est au tour du choléra de décimer la population napolitaine. On déplore 7 200 morts en l’espace de deux mois et demi, soit la moitié du total des victimes italiennes. Pour cause, Naples est la ville la plus peuplée de la région et son eau est excessivement polluée par le manque d’égouts. Pour y remédier et afin que cet épisode catastrophique ne soit qu’un lointain souvenir, le Parlement italien décide alors de débloquer un budget pour assainir la ville. Ce dernier induira une grande spéculation sur les sols à bâtir portée par une alliance entre la bourgeoisie, la classe politique corrompue et les familles de la mafia napolitaine. Ainsi, la question n’est plus de savoir si les mafias vont profiter de la crise sanitaire, mais comment vont-elles s’y prendre. Et c’est là tout le « génie » des organisations criminelles : leur rapide adaptabilité.
Il n’est pas sans dire que les sept semaines de confinement ont considérablement appauvri de nombreuses familles. La mafia a su rapidement identifier les besoins des personnes tels que la demande de produits alimentaires, mais aussi et surtout de prêts pour payer divers frais. Aussitôt identifiés, aussitôt fournis. L’argent n’a pas d’odeur quand il s’agit de vivre. C’est de cette misère que la mafia tire sa puissance. En effet, selon les données du ministère de l’Intérieur italien, l’usure est l’unique délit à avoir considérablement augmenté par rapport au même premier semestre de l’année précédente. Les usuriers fournissent les liquidités qui manquent, en gage de votre vie. Ce chantage cruel sous forme d’« actions sociales » porte ses fruits. Il en va de même pour les entreprises. Le confinement a mis à l’arrêt plus de deux millions de petites entreprises à travers l’Italie. Afin d’éviter la banqueroute, le gouvernement italien et Bruxelles ont promis de débloquer 740 milliards de fonds sous forme de prêts pour leur venir en aide. Ces promesses tardant à se réaliser, les organisations criminelles ont pris le relais une nouvelle fois. Ces dernières ont récupéré des activités en difficulté en échange de liquidités. Puis, elles ont replacé l’argent gagné pour s’enrichir encore et toujours. Sans oublier qu’elles profitent de l’argent légal en recevant les subventions étatiques en liaison avec la crise qui sont peu sujettes aux contrôles des autorités. Avec ces nouveaux gains, la mafia propose des prêts à ses conditions et engrange à nouveau des richesses. Cette boucle paraît sans fin. La problématique qui se pose face à ce constat est : que recherchent les organisations criminelles ? A renforcer leur légitimité auprès de tous ? Si oui, dans quelles perspectives ? Avoir la mainmise sur un territoire de plus en plus vaste ? Entrer aux capitaux des entreprises ?
Finalement, seule l’Italie semble réellement se préoccuper de cette économie parallèle mise en lumière par la Covid 19. Certes, les mafias font partie du paysage italien, mais, comme le dit si bien Roberto Saviano, « penser que les organisations criminelles constituent un problème seulement italien équivaut à penser qu’un virus peut être un phénomène local et rester sans bouger au même endroit, comme emprisonné dans sa bulle ». Tout comme le coronavirus, l’argent sale se propage partout. C’est d’ailleurs ce que démontre le classement Financial Secrecy Index du groupe international indépendant spécialisé dans les réglementations fiscales et financières, le Tax Justice Network. L’Allemagne se positionne en quatorzième position, juste devant le Panama, comme pays opaque quant à ses activités financières extraterritoriales. On estime le recyclage du blanchiment d’argent dans ce pays à 100 milliards d’euros par an. Par conséquent, Berlin ne serait-elle pas hypocrite de prétendre enrayer le problème de la mafia en s’attaquant directement à l’Italie, « bastion du crime organisé », plutôt qu’à ses défaillances ? L’Espagne ferme les yeux, elle aussi, sur l’invasion de l’argent mafieux. En effet, elle est devenue la nouvelle porte d’entrée du commerce de la cocaïne de la Camorra sur l’Europe. Ainsi, pour finir, laissons le maître mot à Roberto Saviano qui risque sa vie pour dénoncer l’emprise de la mafia : « si l’Europe n’intervient pas bientôt, la multiplication de l’argent mafieux qui se trouve déjà en Allemagne, en France, en Espagne, aux Pays-Bas, en Belgique sera incontrôlée ».