“Le 5“ est une série que j’ai décidé de créer et qui porte sur le concept suivant: chaque cinq du mois paraîtra un article “Le 5“ qui pourra faire état soit d’un portrait (comme ici), d’une mouvance, d’un échange ou d’une actualité. La ligne conductrice repose sur un développement en cinq points ou cinq questions. Je vous en souhaite bonne lecture, tout en espérant que cela vous plaise.
Retour en cinq points sur la maison de couture homonyme d’Yves Saint Laurent et son créateur.
1 – Yves Saint Laurent pour Christian Dior
Âgé de 18 ans et le bac en poche, le jeune Yves quitte son Algérie natale pour la capitale parisienne afin d’exercer son art sur les bancs de l’école de la Chambre syndicale de la haute couture. En 1953, il rencontre Michel de Brunhoff, alors rédacteur en chef du magazine Vogue, avec qui il entretient une relation épistolaire durant deux ans. Frappé par son génie, Michel présente Saint-Laurent à Christian Dior au 30 avenue Montaigne, alors à la tête d’une des maisons de couture les plus en vogue de l’époque.
« De ma vie je n’ai rencontré quelqu’un de plus doué. » (Lettre à Edmonde Charle-Roux, successeur de Michel de Brunhoff au poste de rédacteur en chef du magazine Vogue)
Lettre d’Yves Saint Laurent à Michel de Brunhoff, circa juin 1954.
Christian Dior et Yves Saint Laurent dans les coulisses d’un défilé, 30 avenue Montaigne, Paris, 1955-1957.
Si les grands esprits se rencontrent, Yves Saint Laurent sera immédiatement embauché comme modéliste pour le couturier. Il est d’abord chargé de décorer les boutiques, mais Christian le nomme rapidement assistant modéliste, non sans succès puisque sa première collection printemps-été 1958 bouleversera la mode après le décès de Dior. C’est ainsi que naît la silhouette « Trapèze »: une ligne qui rompt avec l’habituelle taille de guêpe du couturier, préférant des lignes plus souples, plus fluides, comme une ode à la liberté et au mouvement.
« Yves sera mon successeur. » (ce qu’aurait dit Christian Dior à sa mère, Lucienne, en 1950)
Présentation de la collection « Trapèze » dans les salons de la maison Christian Dior, 30 avenue Montaigne, Paris, février 1958. Photographies de Willy Rizzo.
Le « petit prince de la mode », alors âgé de 21 ans, s’émancipe progressivement suite à la mort de son mentor. Il a tant appris que le virtuose précoce veut s’affirmer, se déployer et « respirer enfin (son) propre univers » (Yves Saint Laurent en 1986). Commence alors l’aventure Saint Laurent.
2 – Saint Laurent-Bergé et le jardin Majorelle
En 1958, Pierre Bergé, alors en couple avec le peintre Bernard Buffet, rencontre le jeune styliste de la maison Dior. À cette époque, Saint-Laurent est soumis à de nombreux sauts d’humeurs intempestifs; maniaco-dépressif, il devient vite dépendant à l’opium et aux médicaments. Avec l’éclatement de la guerre en Algérie il quitte l’enseigne au bras de Pierre et avec l’idée commune de fonder une maison de couture. Le couple forme un véritable duo professionnel; Yves veut émanciper la femme par des créations audacieuses, Pierre en véritable homme d’affaire convainc le milliardaire américain J.Marck Robinson de financer le projet. La maison est crée.
« Je l’ai quitté pour partir avec Yves Saint Laurent, avec lequel j’ai vécu cinquante ans. […] Comment j’ai pu en un instant basculer. Comment j’ai pu oublier, rayer d’un trait de plume, les huit années que j’avais passées avec Bernard […]. Et puis tout à coup arrive l’inattendu. C’est peut-être le coup de foudre inattendu. » (Pierre Bergé en parlant de Bernard Buffet)
Pierre Bergé et Yves Saint Laurent, Théâtre de l’Étoile, Paris, 1958. Photographie de Bernard Lipnitzki.
Pierre Bergé et Yves Saint Laurent s’envolent pour le Maroc la première fois en 1966. Ils ne savent pas encore qu’ils y retourneront plusieurs fois par an et que ce pays constituera une source d’inspiration inépuisable pour le travail d’Yves. C’est dans la ville de Marrakech qu’ils débarquent. Il ne fait que pleuvoir, mais « un matin (il se sont) réveillés et le soleil était là. Le soleil marocain qui fouille les recoins. » (Pierre Bergé dans Une passion marocaine aux Editions de La Martinière). Dès lors, ce que l’on peut qualifier de “coup de foudre culturel“ liera leur destin à cette terre sacrée. En 1980, le couple fait acquisition du Jardin Majorelle ainsi que de la villa attenante, tous deux menacés de destruction par un projet immobilier à Marrakech. Ils entreprennent des rénovations avant de l’appeler « Villa Oasis ». Le styliste demande à son décorateur et ami, Jacques Grange, de foncer les murs de la villa d’une teinte bleu outremer, rappelant les eaux méditerranéennes. Obtenue à partir d’un broyage de pierres Lapis Lazuli d’Afghanistan, la teinte fait écho avec les allées arborées de plantes exotiques et la limpidité de la fontaine rectangulaire centrale.
« Depuis de nombreuses années, je trouve dans le jardin Majorelle une source inépuisable d’inspiration et j’ai souvent rêvé à ses couleurs qui sont uniques. » (Yves Saint Laurent lors de son premier séjour à Marrakech en 1966)
Yves Saint Laurent, Maroc, dans les années 1960. Photographie de Pierre Bergé.
Yves Saint Laurent dans le Jardin Majorelle à l’occasion d’un reportage pour Paris Match, Marrakech, novembre 1983. Photographie de Jean-Claude Deutsch.
3 – Smocking & gender fluid
Au cours de l’année 1966, le créateur repousse les limites de la féminité en introduisant une pièce toute droite sortie de la penderie masculine: le premier smoking. Vêtement qui tire son nom de sa fonction puisqu’il était à l’origine réservé au fumoir et servait à protéger l’habit de l’odeur du cigare. Yves Saint Laurent bouleverse les codes fondamentaux de la mode en faisant porter le complet smoking à la mannequin Ulla lors de sa dixième collection de haute couture automne-hiver. Une veste à quatre poches boutonnées sur une chemise en organdi blanche, un pantalon droit en velour noir agrémenté d’une haute ceinture de satin; la tenue n’est pourtant pas si masculine puisque le styliste en adapte les formes au corps féminin. Yves remplace le classique nœud papillon par un ruban de soie et ajoute le même dans les cheveux.
« J’aime le Smoking parce qu’il représente l’instant où Yves a donné le pouvoir aux femmes. » (Pierre Bergé s’exprimant sur le Smoking d’Yves Saint Laurent)
Premier smoking porté par Ulla. Collection haute couture automne-hiver 1966. Photographie de Gérard Pataa.
Jugée trop avant-gardiste, la pièce ne sera vendue qu’à un seul exemplaire. Et pourtant, c’est dans le prêt à porter que le Smoking fait succès: au 21 rue Tournon dans le VIème arrondissement, les parisiennes accourent. Le couturier constatera que « la rue court plus vite que les salons ». Déjà en 1930, l’actrice Marlène Dietrich s’était affichée en costume deux pièces (veste et pantalon) dans le film Morocco. Qualifiée d’insolente et de provocante, elle incarne plutôt “la femme Saint Laurent“, élégante et séductrice. Porté par Catherine Deneuve ou Françoise Hardy, le smoking n’est pas seulement un coup de génie mais l’une des pièces les plus intemporelles de la maison puisque plus de 200 déclinaisons en seront présentées. Yves Saint Laurent réinvente le costume une dernière fois en 2002 en apparaissant aux côtés de Catherine Deneuve et Laetitia Casta. Dernière révérence pour le maître; tous les trois sont en smoking.
« Pour une femme, le smoking est un vêtement indispensable avec lequel elle se sentira continuellement à la mode car c’est un vêtement de style et non un vêtement de mode. Les modes passent, le style est éternel. » (Yves Saint Laurent s’exprimant sur le Smoking, archives du Musée Yves Saint Laurent à Paris)
Croquis original d’un smoking. Collection haute couture automne-hiver 1999.
Vue de la première boutique SAINT LAURENT rive gauche, 21 rue de Tournon, Paris, 1966.
4 – Japonisme et flacon Opium
Le couturier japonais Kenzo Takada rencontre Yves Saint Laurent la première fois en 1963, à l’hôtel impérial à Tokyo dans lequel le représentant de la maison, Hiroshi Kawazoe, donnait un défilé. Le jeune prodige visite Tokyo et Kyoto en compagnie de Pierre Bergé. Les sakura (fleurs de cerisiers) et les courtisanes lui évoquent les estampes d’Hokusai exposées dans son appartement. Fasciné par l’oxymore que représente le Japon, qui jongle entre ancien et moderne, la mode Saint-Laurent subit l’influence asiatique. Dès 1960, le couple entasse une quantité phénoménale d’objets asiatiques rue Vauban; des boîtes, du mobilier, des porcelaines, des décors floraux. À Paris, le couturier revisite le kimono polychromatique comme un ensemble du soir matelassé de soie dans la collection automne-hiver 1978. Lors de la collection printemps-été 1988, le styliste propose une veste brodée aux motifs d’iris, thème récurrent dans l’art nippon, inspirée de la peinture de Van Gogh “Les Iris“, elle-même ré-interprétation de la série “Iris et sauterelle“ d’Hokusai.
« Je pense qu’Yves Saint Laurent, qui emprunta souvent à l’Asie, appréciait particulièrement le Japon. Sans doute est-il l’un de ceux qui ont le mieux compris la culture japonaise tant dans son approche esthétique qu’iconographique. » (Kenzo Takada, archives du Musée Yves Saint Laurent à Paris)
Yves Saint Laurent en compagnie d’une courtisane habillée en vêtements traditionnels, Kyoto, avril 1963.
Kimono matelassé Yves Saint Laurent, exposition au Musée Yves Saint Laurent à Paris en 2018.
Ensembles de soir, hommage à Vincent Van Gogh, portés par Naomi Campbell et Bess Stonehouse lors du défilé de la collection haute couture printemps-été 1988, salon impérial de l’hôtel Inter-Continental, Paris, janvier 1988. Photographie de Guy Marineau.
L’année 1977 marque l’avènement de l’un des plus grands succès de la maison: le parfum Opium. Pour sa conception, le couturier, encore ivre des ses voyages en Asie, réclame de l’orientalisme et de la séduction. Initialement pour l’impératrice de Chine, le parfumeur de la maison, Jean-Louis Sieuzac, crée un parfum composé de « musc, patchouli, vanille, jasmin et d’ilang-ilang » (Jean-Louis Sieuzac sur la composition du parfum). L’inspiration n’est pas nouvelle; Paul Poiret avait déjà lancé Nuit de Chine en 1913. Mais pourtant c’est une révolution dans le domaine de la parfumerie et la senteur orientale épicée est reprise plus tard par Coco Chanel. Quant au flacon, le parfumeur propose d’abord un prototype en forme d’Inrô japonais. L’inrô est traditionnellement un minuscule tiroir dans lequel les samouraïs conservaient de l’opium. Sieuzac avait initialement créé la bouteille pour Kenzo qui l’avait refusée. Le couple Saint Laurent-Bergé est séduit. Yves rajoute lui même le pompom noir et les dorures. Inspiré par Cocteau et Baudelaire, le nom provocateur du parfum en référence à une drogue orientale n’entache pas le triomphe du parfum, qui, encore aujourd’hui, reste dans les dix parfums les plus vendus en France.
Croquis de recherche pour le flacon du parfum Opium, 1977.
5 – LOVE
Concept méconnu du grand public, Love débute dès 1970. Série de cartes de vœux dessinées par Yves Saint Laurent, le créateur change sa palette chromatique chaque année tout en conservant le même leitmotiv. On y retrouve tour à tour le bleu du Jardin Majorelle, le fauvisme criant de Matisse, le cubisme novateur de Braque et le trait ininterrompu de Cocteau. Il adresse ses vœux à ses amis, ses collaborateurs et ses clientes les plus fidèles jusqu’en 2007.
Yves Saint Laurent, carte de vœux « LOVE » de 1970.
Yves Saint Laurent, carte de vœux « LOVE » de 1973.