Aujourd'hui :

jeudi 25 avril 2024

Le journal des étudiantes et étudiants de Lyon 3

Le silence du Monde

Un membre de ma famille est mort. A l’enterrement, je demande à mes cousins si  Nicole, notre grand-mère, s’est remise de sa maladie. Il se trouve que c’est son corps qu’on  enterre aujourd’hui. Cela arrive, me dis-je. D’ailleurs, j’espère que mon chat a assez mangé.  Winston est un persan blanc. Chaque jour, je dois introduire des gouttes dans ses yeux bleus.  Autrement, une infection le touche et son regard se liquéfie. Cet animal est d’une personnalité  capricieuse et arrogante, n’hésitant pas à détruire le beau, il est manifestement d’un ordre  diabolique. Ses assauts sont nombreux. Absurde, il souhaite des caresses en me griffant les  mains, je suis apprivoisé. Maman avait cru qu’un animal me siérait. J’ignore ce qu’elle espérait,  mais les cadeaux me font du bien. Cette question restera en suspens car maman n’est plus,  pourtant je la vois partout. Les portraits sur le buffet, les albums photos de famille toujours  ouverts, maman était nostalgique de l’ancien soi. Je les jette tous. Pourquoi resta-t-elle attachée au passé ? Maman n’était pas très belle. Un cancer ou le coronavirus, ma mémoire faillit, je me  souviens qu’elle refusa tout traitement, car soigner condamne à vivre. Et maman n’était pas de  celle que l’on choie éternellement. Toutefois, aucune goutte n’était nécessaire à ses yeux.

Aujourd’hui, nous sommes le 27 novembre 2021. Ce soir la lune est pleine. Je croise  ma voisine sur le palier. Elle adore se donner en spectacle. C’est une danseuse, je la vois parfois  tourner en rond, le pied écrasé sur sa pointe, tout en jetant ses poubelles dans le bac collectif.  Son regard n’est habité que de ses yeux, elle ne dégage rien, il n’y a rien à voir. Mais aujourd’hui  semble être un grand jour, les derniers volontaires viennent d’être vaccinés. Désormais, plus  de 37 millions de Français sont immunisés contre le covid-19 et ses variants. J’en fais partie.  Moi, Nicolas Buzet, 21 ans depuis le 13 février. On dit que je suis beau. Pourquoi ai-je accepté  ce vaccin ? Les jeunes ne meurent pas du covid, ils ont bien d’autres façons de s’en aller. Pour  ma part, je suis né avec un cœur fragile. Dans ce premier quart de vie, mon corps fut ouvert  sept fois par les chirurgiens. Tout juste majeur, j’ai pu refuser la huitième. La vie m’a doté de  quelque chose à perdre et je l’accepte. Également, mon existence s’accompagne d’un satyriasisme marqué. Je suis un paria, mais j’ai la chance d’être né et de me considérer homme,  cela me confère une immunité sociétale quant à la pluralité de mes relations sexuelles. La  vaccination signe également la fin de toute mesure sanitaire, à l’exception du masque qui  devrait disparaître en 2022. Ou peut-être plus tard ? Comment savoir, le gouvernement est  devenu dictateur du monde de la mode. Il vaudrait mieux écouter les oracles, ou s’intéresser  aux corbeaux dans le ciel. On verra bien. En attendant, qu’en est-il de moi ?

Le suicide avait pris place dans mon esprit lors du premier confinement. Fallait-il  délivrer ce monde de ma présence acharnée ? Auparavant, étouffer mes maux au bout d’une corde, comme grand-mère l’avait fait, m’apparaissait être la réponse à mes doutes. La vérité se  trouverait-t-elle loin du bal des vivants ? Finalement, seuls les morts le savent. Mais les morts  n’ont pas le téléphone. Je réhabiliterais tout de même la nuit éternelle en soulignant son  absolue sincérité. Elle ne promet rien deux fois. Si je m’intéresse tant au néant, c’est que ce  monde ne me porte aucun intérêt. A quoi bon se battre quand tout est perdu ? Je sais mourir,  j’ignore comment vivre. Pourtant, je ne suis conscient que pour l’un des deux. Mais refusons  de céder à la potence. Puisque le temps se fane quand la mélancolie guette, il est nécessaire de  trouver une occupation. La claustration éteint l’Homme social, l’ennui devenant son unique  compagnie. Seule la forteresse de l’intériorité permet d’en sortir grandi. Bien que la solitude  soit un exercice admirable, rien n’est plus difficile qu’apprendre à vivre avec soi-même. Pour  cette raison, je me suis tourné vers les autres, ou plutôt l’Autre. La plupart d’entre nous appelle  ça Dieu. Tout le monde semble le connaître mais personne ne le saisit. D’ailleurs, s’il existe, il  aura des comptes à me rendre. Je fus surpris quand, au cours de mes recherches, je découvris  le catalogue des dieux. Qui choisir ? Que suivre ? Comment suivre ? Finalement, cela n’est pas  essentiel. Chercher l’existence d’un sens donne du sens à mon existence. En lisant ces dogmes  je m’effraie, j’apprends que celui qui croit être l’est déjà en partie, et je comprends que les  croyances ne sont que le reflet de nos ignorances. Une pensée me trouble : les Hommes  meurent pour leurs dieux mais je ne vois jamais l’inverse. En tout cas, croire pour apprendre à se dominer, c’est se rendre compte  de sa soumission. Et pour l’instant je ne suis esclave que de moi-même. Au vu de mon  obsession pour la chair, je ne pouvais rester seul. C’est pourquoi j’ai bravé le confinement,  quelques fois, pour rejoindre les autres. Je ne peine pas à trouver, les applications de  rencontres sont reines en ce royaume de technologie, le principe est le même qu’avec le  catalogue des dieux. J’ignore si cela est inhumain ou, à l’inverse, l’apogée des inventions  humaines. En tout cas, je remercie tous les dieux pour cette création. En tant que satyre, je  cherche le débordement du tonneau des Danaïdes.

Après la libération estivale, c’est la reprise des cours et l’apparition surprise d’un second  confinement. Rebelotte, je fais résistance. La séduction vivante n’est plus, alors mon portable se  retrouve truffé d’applications. Pourquoi cette obsession sexuelle ? Je ne crois pas en Dieu mais  je crois dans la chair. C’est une véritable addiction dont je ne cherche aucune rémission. Pour  me combler, il faut au minimum cinq personnes par semaine. Pas une de moins. Avant-hier,  c’était Thomas, un enseignant franco-anglais de 32 ans. Hier, Christelle est venue. Une grande  femme qui fut manifestante en mai 68. Son cache-œil est un souvenir incurable de cette  époque. C’est la fugue de son œil droit lors d’une charge policière. Elle aime me raconter avoir  frappé des voitures et « retourné du flic ! ». Après ces événements, l’ancienne étudiante est  devenue éducatrice spécialisée pendant vingt-trois ans. Je n’ignore pas ses intentions, Christelle est amoureuse de l’amour, elle aime aimer et être aimée. Je sais qu’elle donnerait  tout pour ne pas finir seule. C’est naturellement que je lui ai interdit de s’attacher à moi mais  elle m’a répondu : « ici et maintenant, il est interdit d’interdire ! ». On ne se protège pas, elle  aime souligner que sa vie est déjà longue, que la mort arrive à grands pas et qu’elle ne peut plus  enfanter. Nos relations ne sont que des simulacres de procréation, je m’y suis habitué. Dans ce  théâtre humain, je ne fais que vivre. La sexualité emplit mon esprit, elle m’autorise la  réhabilitation de mes frustrations, je les exploite pour les soumettre entièrement. C’est  l’acceptation de la perversion à bon escient et la réalisation des interdits sociaux, les mêmes  que je peine à saisir. Tout est discernement. La communion des corps finie, j’accepte parfois  que ces autres dorment. Mais seulement en hiver, car leur enveloppe charnelle réchauffe la  pièce.

Le second confinement terminé, je descends dans la rue pour me battre. Il est neuf  heures du matin lorsqu’un homme d’âge mûr passe devant mon immeuble. Il ne tient pas  longtemps, alors qu’il est inconscient au sol, mes coups deviennent plus violents. Ma voisine  arrive en courant, nous sépare, et procure les premiers soins à celui qui n’est plus tout à fait  jeune, sans être tout à fait vieux. Je lui propose de venir boire un verre. Elle accepte alors nous  y allons. Dehors, le virus liberticide se promène toujours. D’après les restrictions sanitaires, je  comprends que ce fléau est plus virulent à partir de dix-huit heures. Le virus est un lâche, il  s’attaque aux faibles, aux personnes âgées, il refuse le combat et pénètre sans sommation.  Pourquoi ? demandé-je à ma voisine.

« – Peut-être n’y a-t-il aucune raison ? Tu ne crois pas ? Les choses arrivent un jour, repartent un  autre, c’est comme ça.

– S’il n’y a aucune raison, pourquoi arrivent-elles ?

– Je ne sais pas. Et sinon dis-moi, qu’aimes-tu faire dans la vie ?

– J’aime regarder la lune. Elle me fascine pourtant elle n’est rien, un possible morceau de Terre,  sa brillance ne provient que du soleil, elle est présente sans vraiment l’être, elle est morte mais  on y cherche la vie, elle est déserte mais on y cherche de l’eau, personne n’y est invité mais on  y va, sa pesanteur ne te retient pas comme si l’on était trop léger pour elle. Et l’océan également,  le désert bleu inhabitable, celui que l’Homme prend pour loisir, nourriture et malheur quand  il engloutit les Hommes pour toujours. J’aime parfois écouter le harcèlement du rivage, le désir  colonialiste des vagues envers la plage. C’est comme assister aux gémissements d’agonie des  marins tombés du bateau. Et je suis atteint de satyriasisme. (Elle rigole). Qu’est-ce qu’il se  passe ? lui demandé-je décontenancé.

– Quand tu parles, j’ai envie de me crever. Tu es distant mais tellement sensible au monde qui  t’entoure. Mais peut-être qu’un soir, on ira faire l’amour en contemplant la lune et l’océan. Par  contre je n’irai pas me baigner, je ne sais pas nager !

– Veux-tu m’épouser ? Demandé-je à ma voisine.

– Bien sûr que oui. Me répondit-elle. (Elle rougit, je ne comprends pas, puis se lève et rentre  chez elle, je ne la retiens pas. Il est 18 heures, ma voisine de palier ne va pas risquer  l’amende). »

Nous voilà le 27 novembre 2021. Pour la libération, ma voisine me propose un week-end à Loix, sur l’île-de-Ré. J’accepte de revoir l’océan. Entre la fin du second confinement et ce  jour froid de novembre, notre relation n’a fait qu’évoluer. Désormais, ma voisine est garante  de mes émotions, si je suis triste, c’est à cause d’elle, si je souris, c’est grâce à elle. Souvent il y  a une raison, souvent c’est elle la raison. Je ne sais pas comment qualifier ces sensations mais  je ne peux les ignorer. Pourquoi s’accroche-t-on à l’éphémère, l’être mortel, comment peut-on  tout donner pour ce qui va disparaître ? Nous ne partageons que l’incompréhension du Monde  mais cette communion de deux êtres insensés nous impose un sens que l’on ne saurait  mépriser. Toutefois je n’espère rien de cette relation. A ce qu’on dit, quand on aime, la haine  n’est jamais loin, elle jaillit de manière subversive pour imposer son supplice de Tantale. Je  juge notre affaire par avance comme la presse se plairait à le faire. D’habitude, les autres ne  m’intéressent pas. A ce que l’on prétend, l’amour que l’on éprouve pour autrui apporte le  bonheur, je crois le ressentir quand elle m’accompagne mais je crains cette ivresse que l’on  ressent et la gueule de bois qui en découle. Je dois admettre que c’est l’unique personne qui  partagea mon lit et mon corps ces derniers mois. L’humain déborde d’imagination quand il  s’agit de plaisir et cela influence mes sentiments. Cette femme a chevauché le dragon et tué le  prince. Elle me comble d’un amour charnel et je ne peux que m’y soumettre bien que la  tentation d’autrui prospère dans l’ombre. Mes démons ne m’ont pas quitté, ils ont juste appris  à se cacher. Mais l’appel du large est déraisonnable. Je commence à l’idéaliser, ses manières  insensées et sa personne vulnérable sont un remède à mon esclavage apathique. Personne n’est  plus coupable qu’un amoureux qui croit l’être.

Alors que novembre touchait sa fin, nous décidons d’aller rencontrer l’écume funeste.  Une tempête éreintait l’océan. Aucun marin n’avait osé défier la colère de Neptune en ce jour.  Comme une prophétie, nous fîmes l’amour sur la plage. Ma voisine me regarda de ses yeux  vides et je compris ce qu’elle voulut me dire sans qu’aucune lèvre ne se mouva. J’étais enfin  quelqu’un, elle était devenue la voix de ce Monde du silence. Elle s’en alla dans la mer torturée  et je ne la revis plus jamais. La lune était belle.

 

Sources :

Sources image : Illustration par Néféret Dumont.

Partager cette publication :
Facebook
Twitter
LinkedIn
Email
WhatsApp